Corbeline
Jacques Moulin
Monotypes d’Ann Loubert
L’Atelier contemporain, 2022
« J’écris corbeau et la corbeille à mots s’emplit d’une nuée d’oiseaux noirs harponnés par le cri de leur nom broyé en bec dans la tourmente d’un lexique bruyant. Je crie corbeau. »
Comptines, poèmes à dire, textes aussi sombres que l’aile du corbeau parfois et magnifiquement illustrés par les monotypes d’Ann Loubert, c’est une poésie à déclamer pour faire entendre les alitérations du poème qui se promènent dans le chant de l’oiseau, au-dessus des champs de jonquilles et qui résonnent longtemps après avoir refermé le livre. Comme les cris des corneilles dans les platanes au-dessus de nos têtes nous surprend et fait lever nos têtes, ça fait du bruit, « le bruit des bois, le bruit du toit », le bruit qui croît et croasse, du groin qui court aux lointains, celui du gravier, de l’évier, de « la trompette rouillée mal embouchée ».
Mais à qui donc est destiné cet ensemble ? Sous la comptine ou le conte c’est l’enfant qui est convoqué mais tout autant et surtout, l’enfant en nous, que la chanson des mots, présente dans la prose poétique et le vers libre, vient chercher. Le travail sur la langue dit l’appel aux sons rauques, éclatés, de la langue corbeline qui s’élancent dans les airs, se mêlent à la nôtre, ses voyelles jetées, ses consonnes cassantes qui se trouvent exaltés dans le dégoisement du corbeau et ses « gouffres caverneux ».
D’ailleurs, le corbeau « vocalise, verbalise, voralise, corbalise ». Langue d’oc et d’oil ? c’est le poème qui le dit : « que faut-il ouïr / pas de langue oïl ou oc dans son bec ». Mais dans la déchirure de son cri, une chose est sûre, le corbeau n’a pas, ici, dit son dernier mot.
Il faut « oser l’oiseau dans un poème » nous dit le poète et « traiter le poème de noms d’oiseaux, lisser leurs plumes jusqu’à la lyre ».
Ce chant ensauvagé initié par la corbeline, est une fascinante déclamation qui roule et dévale les pentes des collines. On écoute. Ces vocalises rauques de l’oiseau, ses sorties jacassantes qui traversent le recueil, tout entier dédié au noir corbeau et à tous les oiseaux, petits et grands
Corbeline occupe la moitié de l’ouvrage qui compte 176 pages, puis apparaissent dans la seconde partie quantité d’autres confrères qui se joignent au concert, virevoltent remplaçant le (K] par le [L] qu’on entend dans son « chant mouillé […] à la saison des blés », ou le « Krrou Krrou Karr Karr » des grues. On voit passer « la linotte mélodieuse » et la « mouette rieuse », le « héron erroné » et « l’ardeur du pinson », les grèbes huppés et les guêpiers, la grive et le loriot… On entend la « magie des oiseaux », tous enrôlés par le poète.
La dernière partie de l’ouvrage convoque grues et hérons, martinets et hirondelles, mouettes et mésanges « tu dis, tu dis, tu dis/mésange appelle/appelle la pluie ». Mais aussi, busards, faucons, éperviers et vautours qui referment l’ensemble et le recouvrent de leurs ailes, « on ne sait plus où donner du vautour » ; il faut « caler sa langue dans l’angle de la roche ». Et le poète fait alors provision de mots volés au cri des oiseaux .
« Le vautour-fauve est poète-poète fauve des falaises ».
Présentation via le site de l’ éditeur :
Jacques Moulin, né en Haute-Normandie en 1949, vit à Besançon. Enseignant il a fondé et co-anime les « Jeudis de poésie ». Il a publié plusieurs livres de poèmes, notamment : Valleuse (Cadex, 1999), La mer est en nuit blanche (Empreintes, 2001), Escorter la mer (Empreintes, 2005), Archives d’îles (L’Arbre à paroles, 2010), Entre les arbres (Empreintes, 2012), Comme un bruit de jardin (Tarabuste, 2014), À la fenêtre du transsibérien (L’Atelier du grand tétras).
Une bibliographie de J.M.
Ann Loubert, née en 1978, a étudié la peinture à l’École des Arts décoratifs de Strasbourg. Son travail est en prise directe avec le réel : portraits, paysages, scènes de vie, fleurs… Elle dessine et peint avec le sujet sous les yeux, sans passer par l’intermédiaire de la photo. Sa démarche est double : la pratique nomade du dessin, assidue, quotidienne, lui permet de glaner des images, des moments de vie, par des croquis rapides et instantanés ; la pratique de l’atelier, nécessairement sédentaire, propose une autre temporalité, celle par exemple des temps de pose. Ce travail sur le motif donne une peinture figurative mais allusive, pratiquant l’ellipse, la suggestion, la recherche de lignes épurées. Les techniques et les matières sont choisies pour leur fluidité – aquarelles, encres sans épaisseur… – et permettent de saisir une réalité mouvante, parfois fugace.
Son site Internet.
L’Atelier contemporain a organisé plusieurs exposition de ses œuvres — voir notre rubrique Expositions
Un dossier a été consacré à sa peinture dans le n°1 de la revue « L’Atelier contemporain », et L’AC a édité plusieurs de ses gravures.
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