Tout juste paru, le dernier numéro de la très belle revue de Pierre Perin compte quatorze nouvelles et seize notes de lecture.
Jules Renard ouvre l’ensemble avec un extrait de L’étrangère.
Titré Quinze nouvelles, ne cherchez pas la quinzième, elle se trouve en 4e de couverture. Cest une nouvelle brève signée Pierre Perrin, avec sa chute inattendue comme il se doit.
Un bel ensemble et de belle facture, un format de poche très agréable, relu et corrigé par Claire Boitel.
Et j’en suis! Avec un extrait de mon dernier roman « Souviens-toi d’oublier » qui finalement paraîtra bientôt avant le premier de la série Polar.


SOUVIENS-TOI D’OUBLIER
Âgé de presque quatre-vingt treize ans, il prend seulement conscience de ses difficultés. Il le sait bien qu’il est très vieux et que, petit à petit, sa mémoire s’effacera complètement. Parfois, il est si lucide qu’il s’entête et fait front à ceux qui veulent le tirer de chez lui pour l’enfermer dans ces maisons dites « adaptées ». Il n’en a aucune envie, il veut mourir chez lui, seul et comme il l’aura décidé. Mais, à d’autres moments, son esprit s’embrume, s’égare dans des contrées lointaines. Alors l’anxiété monte et devient si envahissante qu’il lui arrive de fuir vers le littoral, à la recherche du seul souvenir qu’il ne veut pas perdre. Il s’installe dans les dunes, fait fi du temps et du vent, de l’heure et de ses habitudes, oublie de s’alimenter, et s’endort à n’importe quel moment de la journée, n’importe où. Ses nuits sont agitées et de plus en plus courtes. Le passé se confond avec le présent, l’horizon d’un futur s’efface. Les minutes sont des heures, les heures des jours, la perte de repères spatio-temporels s’installe. Il fume sa pipe parfois au milieu de la nuit et perd sa régularité de métronome d’autrefois : trois fois par jour en moyenne -le matin vers dix heures, l’après midi et une dernière avant d’aller au lit. Jusque-là, il s’obligeait à lire le journal qu’il trouvait dans sa boîte aux lettres tous les matins -laquelle ne contient plus désormais que quelques factures et de tout aussi indésirables publicités. Depuis quelques jours, les journaux s’entassent dans la boîte qu’il n’ouvre plus. Toutes ces marques temporelles maintenaient un reste de santé mentale et une forme de vitalité. Et puis, Esther est revenue. Pour la première fois depuis longtemps, ses yeux se sont embués en revoyant sa fille. Non qu’il l’ait oubliée mais elle fait elle aussi partie d’un passé dont il n’a rien oublié, un passé qu’il regrette qu’il soit passé si vite et ne lui a pas laissé le temps de comprendre certaines choses. Vieillir c’est savoir aussi combien de choses emportent le vent, dit le poète. Il ne le sait que trop bien Samuel. Il a vécu tant de choses difficiles et vu disparaître tant d’êtres aimés au fil des ans. Sa petite enfance c’étaient les vallées et la lagune, les montagnes des Tatras, à la frontière de la Slovaquie, les grands lacs limpides et les vastes forêts. Ce cadre idyllique fut aussi celui d’une adolescence bien moins paisible avec ses premières prises de conscience, en marge des violences entre minorités desquelles ses parents les avaient préservés, ses frères et lui. Au cœur d’un hameau protégé et sauvage, sa mère avait été institutrice et son père ouvrier agricole.
Il dépose sa pipe froide sur le rebord du cendrier posé sur la table basse à portée de main. Les doigts dans sa tignasse broussailleuse, il baisse la tête et s’enroule en lui-même. Les souvenirs les plus douloureux remontent malgré lui.
—C’est loin, si loin tout ça. Le ghetto, les privations, les prudences, les couvre-feu, les rafles, les dénonciations, les tortures, les cachettes, ah les cachettes, il en a connues beaucoup, chaudes et rassurantes au cœur de la nature profonde, son seul royaume. Courir dans les hautes herbes, pêcher dans la rivière, caracoler à cru sur le vieux cheval du père Tomascz, faire des blagues au palefrenier avec ses frères et Tristan son meilleur ami. Ils avaient huit ans.
Puis avec l’invasion de la Pologne, Samuel vécut et grandit dans un sentiment d’insécurité encore jamais connu jusque là. A quatorze ans à peine, en 1941, ils sont sommés d’intégrer le ghetto de Varsovie.
Le travail douze heures par jour, pour tous… Il reprend clandestinement des études en intégrant un cours du soir, jusqu’à l’été 1942. Durant la grande déportation, il est arrêté et envoyé à Treblinka d’où il parviendra à s’échapper et retournera dans les ateliers du ghetto pour retrouver sa famille.
Un soir, ses parents partis pour leur travail de nuit ne sont jamais plus revenus. D’un coup, Samuel ne fut plus un enfant, il était devenu un homme. Il pouvait tenir un fusil, se cacher avec les insurgés.
Alors que le projet des allemands est de liquider définitivement les juifs du ghetto, en ce jour d’avril 1943 de l’insurrection, il échappe à la rafle, se cache dans un souterrain y reste quelques temps avant de s’enfuir à nouveau.
—Trop d’horreur, trop de gens, le typhus, rien à boire, rien à manger, piégés comme des rats. J’ai encore réussi à m’échapper en escaladant le mur au milieu de la nuit, j’ai couru dans les bois de Karczewo puis je me suis caché. La grange abritait déjà un ami de mon père, la providence même. Quelle chance, j’ai eue tout de même, dans ma vie !
Le vieil homme reste perdu dans ses pensées, s’essuie les yeux avec son mouchoir et commence un dialogue à voix basse.
—Que cherches-tu Samuel
—C’est fini tout ça, tu avais oublié, et voilà que tout revient. Pourquoi
—Je n’ai pas oublié, j’ai tout fait pour, mais c’est toujours là… le souvenir
—Le souvenir
—Comme un caillou coupant, avec des angles et des pointes, des arrêtes, le souvenir, effilé et tranchant, il glisse le long de mon cerveau, le lacère sans répit
—Le passé n’est pas passé… Mara, où es-tu
…
—Moi, je suis ici et là-bas, quelque part sur des terres ombragées, sacrifiées
—Il n’y a rien
—Il y a tout, notre amour s’y trouve
—Mara, les chevaux, la fête foraine
—Qui es-tu Samuel Et toi Mara
—Je suis
—Je suis Français
—Non tu es Polonais
—Mara…
—Je suis née à…, ja, ja, je sais, comme toi, slave
—Mais aryenne, à quatre ans
—Nous n’avons jamais rien expliqué, pas même à Esther
—Il n’y a rien à expliquer
—Nous avons été heureux, ce qui reste c’est ça, mon amour
—Tu te souviens Mara
—Kocham ҫié... je t’aime,
—Pour l’« éternité » wieczność
—Tu n’as pas oublié
—Comment oublier
—Et mes parents je ne sais plus le visage de ma mère
—Et toi, Mara, de quoi te souviens-tu
—Une enfant blonde aux yeux trop bleus d’un bleu si pâle l’Allemagne
—Quelle ironie bon sang, quelle connerie
—Et c’est tout
—Oui…
—Non…Sacha, Sacha… et maintenant Lelia encore…
Le vieil homme marmonne, s’exclame, pleure, repasse des bribes de souvenirs, s’enfonce dans des eaux boueuses, se noie, inspire, aspire, l’air manque.
Il se calme ; on n’en finit jamais avec le passé, il dit, il y a
…
Il est seul, la nuit est tombée au-dessus de la mer formant une coupole sombre qui vient recouvrir la maisonnée, dans ce silence du silence, dans ce « il y a ». Il a froid, il attend, n’a plus la force de se lever, pourquoi est-elle venue, marmonne-t-il encore, pourquoi sont-elles venues, ces filles, Solène et Esther et puis l’étrangère… et puis Mara dans son souvenir, comme il l’a connue à tout juste trente ans, Mara… Samuel essuie ses larmes, se lève et se dirige vers son lit, il s’étend lentement, croise ses bras sur sa poitrine, remonte ses jambes en position fœtale. Rien pour le réchauffer, rien pour le réconforter, pas même la boisson qu’il prend tous les soirs à la même heure, pas même son tabac qu’il a laissé refroidir dans le cendrier. Le réconfort ne vient pas de l’extérieur, c’est quelque chose qu’on se donne à soi. Cette force qu’il faut pour le trouver encore, Samuel y a-t-il puisée ? Rien ne réchauffera ce qui a gelé en dedans. Il est tard, pense-t-il en fermant les yeux, aurais-je le temps de lui dire ?
L’aube se lève, bouclier de cendre sur la ville blanche, blanche, blanche comme la nuit, toute en dérapages, extinctions des feux, derniers nuages noirs, gris, blancs, rougis par les flammes. Des larmes flottent dans l’air, la ville est nue, décharnée dans le charnier, brasier de sang, ville sans âme, inscrite dans l’encre rouge du sang des derniers hommes, malades d’une maladie installée sournoise dans la ville malade, dépeuplée, révoltée, commandée par on ne sait qui, ceux qui ont pris le pouvoir, anonymes et avides. La ville désertée, aux murs malades dont les rideaux tirés, rideaux de fer blêmes, n’abritent plus d’images sages. Sans souvenir, la ville est muette. Les immeubles décapités ou lézardés fument, geignent et bientôt disparaîtront sous une fine mousse de cendres. Dans la lueur d’une aube triste, jaune et blanche, la ville devient translucide. Sous la lame des bourreaux, la ville saigne là où des êtres sans visage, chancellent, s’arrêtent, regardent en l’air. Passent, lugubres, au dessus d’eux, des vols d’oiseaux silencieux, passent aussi les heures, monotones. Aux quatre coins de la ville, le tocsin n’en finit pas de sonner le glas et les requiems, plus loin, les kaddishs et l’appel du muezzin. Sous les ombres noires des ruelles, sous les réverbères, les poteaux arrachés, les usines muettes aux meules brisées, aux fraiseuses broyées, aux bielles déchiquetées glissent sous le pont suspendu, dans les eaux brutales du fleuve, lisses, renouvelées, paisibles. Tout un désordre de ferraille et de sang.
Éperdus, deux amants courent sur la grève, l’un vers l’autre, s’agrippant aux vestiges du vent, des visions d’épouvante accrochés à leurs vestes, une fleur fanée à leur boutonnière. S’amassent quelques branches d’arbres autrefois embrassées, désormais arrachées, balancées par le souffle des armes. A la périphérie de la ville, dans de grands terrains-vagues que plus rien ne délimite, ni signaux, ni balises, les trottoirs ont été arrachés, les routes défoncées, et dans les trous de la terre, crevasses de l’enfer, deux enfants se cachent serrés l’un contre l’autre, épouvantés.
Extrait de Souviens-toi d’oublier, inédit
Marie-Josée Desvignes
04/05/22

La lecture s’accomplit tout d’une haleine.
On n’y trouve rien d’inutile, tout y est plus suggéré que détaillé. La phrase elle-même est dégraissée.
Le lecteur y perd sa liberté, c’est l’écrivain qui le prend en main dès la première phrase pour l’amener à une chute imprévisible, en combinant les évènements les plus propices à amener l’effet voulu.
Dès la première phrase, un fil conducteur invisible va conduire inexorablement le lecteur, sans lâcher prise, à l’aboutissement du récit, de manière à parfaire le dessein prémédité.
Une écriture lumineuse et sensorielle.
Emile Eymard (emile.eymard@wanadoo.fr)
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Merci beaucoup, Émile, pour votre commentaire. Je suis très touchée vraiment. Pierre Perrin me fait un grand honneur en publiant cet extrait d’un roman que je n’ai pas du tout proposé à un éditeur cette fois, et qui patiente avec quelques autres. Il sera prochainement en auto-publication sur un site. Pour des raisons que j’expliquerai bientôt. Merci encore pour votre passage, votre lecture et vos mots
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Bonjour Marie,
J’ai comme vous plusieurs livres achevés et des esquisses d’autres.
Mon éditeur L’Harmattan est preneur, mais je ne publierais que si je trouvais un éditeur digne de ce nom.
L’écriture ne faisant pas partie de mon métier, ce n’est donc pas important, laissant la place à celles et et à ceux qui en vivent.
Il me reste la liberté et le plaisir d’écrire, celui aussi de trouver de la belle écriture telle que la vôtre.
Bien à vous
Emile
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Merci encore… il devient très compliqué de publier. Quant à en faire un métier, certes quand on ne sait faire que ca, on peut parler de métier mais alors un métier de l’ombre, et plutôt une vocation au sens religieux du terme, dont on ne doit rien attendre. Certainement pas un gagne-pain. L’art lui-même appelle une totale dévotion en toute humilité. Continuons ainsi.
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Très bel échange, Émile et Marie, bravo et merci.
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Merci pour ta présence et tes mots Pierre. 🙂
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