Poème pour une petite fille à l’autre bout du monde
Dieulermesson Petit-Frère,
LEGS Edition, 2022
« Partir est un verbe arc-en-ciel à signifiant variable »
Ode à l’amour filial d’abord et surtout, par la douleur que creuse l’absence, ce petit recueil intitulé Poème pour une petite fille à l’autre bout du monde est composé de trois grands textes poétiques.
Le premier est dédié à Jane Audrey que l’on devine d’entrée être l’enfant du poète, grandie loin de son père resté en Haïti tandis que soufflent le vent de la Révolte, le bruit des armes et l’angoisse de l’agression suspendue telle une épée de Damoclès au-dessus de la tête de chacun.
« Je dois te dire que je pense beaucoup à toi comme à un gros soleil qui illumine ma vie ». Cette citation de Jacques Stephen Alexis, mise en exergue de l’ouvrage est la supplique du poète. « Pardonne-moi ma fille pour avoir traversé la nuit…» sont les premiers mots de cet ensemble qui s’ouvre sans majuscule comme une longue continuation de mots dans la nuit déboulée.
Récit écrit dans un souffle, appel lancé dans la nuit et l’orage qui gronde dans le cœur de ce père qui confie à cette enfant en un rendez-vous hypothétique les mots qu’un jour certain elle lira, ces mots qui lui diront que son père ne l’a jamais abandonnée. « Partir est un verbe arc-en-ciel à signifiant variable. Il cumule à lui seul tous les destins possibles ».
La question se posera à l’enfant, il le sait : « Si je t’ai aimée ? C’est ainsi que tu grandiras avec ce doute ».
Georges Castera ouvre en exergue le monologue d’un solitaire ivre qui suit ce premier monologue intérieur, par ces mots : « On tire lamentablement dans ma rue », et c’est une lettre qu’on découvre en tournant la page, une lettre à Niňa. C’est à Niňa qu’il raconte les gangs, les kidnappings, la mafia haïtienne qui règne aujourd’hui sur le pays.
C’est à elle qu’il rappelle, puisqu’elle est loin de lui désormais, sa mésaventure un soir d’hiver alors qu’il est attaqué par des hommes armés qui l’ont braqué et pris pour cible. C’est à elle encore qu’il dit comprendre l’angoisse de cet enfant de huit ans sur le trottoir d’en face : « En l’espace d’un cillement j’ai pu lire tout le désespoir du monde dans ses yeux, et l’avenir du pays s’effondrer comme un château de cartes ». C’est à Niňa qu’il dit les changements de décor dans les rues, les incendies et les émeutes, les hommes tombés au milieu de la rue, les morts d’intellectuels, de poètes et de jeunes étudiants, celle d’enfants, celui-là de sept ans touché en pleine poitrine : « Il portait une petite chemise à carreaux bleus et un pantalon bleu foncé, l’uniforme de la petite école publique. »
C’est à Niňa qu’il demande s’il a tort ou raison désormais de vouloir partir lui aussi de ce pays qui, malgré tous les efforts fournis pour le faire avancer s’évertue à se détruire.
Elle, la fille « pas ordinaire » qu’on appelait « la putain insoumise de la Grand’Rue», elle qui aimait chanter et danser et à qui il regrette de ne pas avoir dit combien il l’aimait, cette Niňa qui fait écho à celle de Stephen Alexis dans L’espace d’un cillement.
Le troisième ensemble, admirablement préfacé par Caroline Shread, est un ensemble de poèmes dont le titre Romances du Levant contient aussi Accords du Crépuscule. Ainsi du levant au crépuscule ou plutôt du crépuscule au levant, dans cette nuit de l’amour et de l’éros, « Tes poèmes sont des cairns d’un équilibre délicat et incertain. Tu construis « des rues sans trottoirs », dans une « ville dentelle de bois », dit la préfacière.
Le poète s’interroge :
« comment t’aimer dans le silence
hybride et sauvage
du temps qui fuit ».
Et c’est encore la solitude, l’absence, mais aussi le désir et le feu qui emplissent ces pages où le poète s’abandonne. « Apprends-moi à réécrire les pages de cet amour porté disparu ».
Je découvre… Jacques Stephen Alexis, Dieulermesson Petit-Frère, collection dirigée par Mirline Pierre, LEGS Edition
La redevance à Stephen Alexis est grande, on le voit, on le lit et on le vit dans le travail quotidien de l’homme de lettres et poète qu’est Dieulermesson Petit-Frère, également fondateur de LEGS Edition avec Webert Charles et Mirline Pierre, maison d’édition à Port au Prince en Haïti dont la vocation première, depuis le début, consiste à promouvoir la lecture et l’écriture auprès des jeunes publics, à faire, en fervent défenseur du pouvoir de la littérature.
Parmi les collections de la Maison d’Edition, celle dirigée par Mirline Pierre en direction de la jeunesse s’intitule « Je découvre… » et offre un panorama de découvertes d’auteurs majeurs de la littérature haïtienne.
Dans cette collection, Dieulermesson Petit-Frère publie également un spécial Jacques Stephen Alexis destiné aux enfants. Suivant un protocole similaire à tous les recueils de découverte d’un auteur, celui-ci dédié à « Jane Audrey Petit-Frère et à tous les enfants d’Haïti », Dieulermesson Petit-Frère compose un retour sur le parcours de vie et d’écriture de l’écrivain chéri d’Haïti.
Jacques Stephen Alexis, figure majeure de la littérature haïtienne, auteur d’une œuvre romanesque remarquable et remarquée, grand militant politique hélas assassiné jeune et laissé sans sépulture.
« Le rêve d’Alexis, écrit Dieulermesson Petit-Frère aurait été de voir l’injustice et les inégalités bannies de ce monde. Son combat était pour que tous les enfants aient accès au minimum vital : la santé, l’éducation et le droit à l’alimentation. Les forces obscurantistes d’Haïti ont eu raison de lui, le rêve n’a pas abouti ».
Mais son œuvre lui survit et porte ce rêve au-delà et de par le monde. Des acteurs du monde culturel partout, tout comme Legs Edition s’emploient à propager son œuvre et le relais se poursuit, la transmission se fait, le Legs est bien là. Dieulermesson et son équipe en sont la preuve. Les enfants d’Haïti connaîtront d’une manière ou d’une autre Jacques Stephen Alexis et ses grands rêves de justice.
Ouvrage en direction des écoles et des écoliers, il se compose en sus d’une riche biographie, de fiches de lecture, de fiches de réflexions, de découvertes et des questionnaires ludiques.
Rappelons au détour, en cette année « lumière » de la décade de Legs Edition, marquant également le centenaire de l’écrivain lumineux, que la très belle revue universitaire Legs et Littérature que dirige Dieulermesson Petit-Frère lui a consacré un épais volume au printemps dernier.
Boursier de l’EUR-FRAPP, Dieulermesson Petit Frère est doctorant en Langue et Littérature françaises à l’École Doctorale Cultures et Sociétés rattachée au laboratoire Lettres, Idées, Savoirs (LIS – UR 4395) de l’Université Paris Est-Créteil sous la direction de Yolaine Parisot. Ancien élève de l’École Normale Supérieure (Haïti), il détient un Master 2 en Lettres de l’Université Clermont Auvergne et une maîtrise en Lettres, Langues et Communication de l’Université des Antilles et de la Guyane. Éditeur et critique littéraire, auteur entre autres de Haïti : littérature et décadence. Études sur la poésie de 1804 à 2010 (LEGS ÉDITION, 2017), Je découvre… Jacques Stephen Alexis (LEGS ÉDITION, 2022), il collabore aux revues Delos et Legs et Littérature où il a publié nombre d’articles sur la littérature haïtienne. Ses axes de recherche portent sur l’érotisme, le corps, l’identité, la migration et la littérature haïtienne.
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