Histoire d’Eurydice pendant la remontée, Michèle Sarde, Ed du Seuil, 1991

« Orphée pouvait transformer les arbres en pèlerins […] mais il ne savait pas baisser la tête sous la vérité et porter son deuil. »

Composé d’une dédicace : « A Pierre Elie. Aux survivants. Puis A Moïse, à Marie. A tous les morts. »,  ce roman, au travers du mythe d’Orphée et d’Eurydice pose la question de la mémoire, celle des survivants, et la question de la vérité. Il se lit comme un roman policier, tant le suspense est intense et à rebondissements, sous-tendu par le fil du mythe.

Les deux premières journées comportent une centaine de pages, la dernière journée environ quarante. A la fin de chaque chapitre, les notes de Sophie sur Orphée et Eurydice. A l’intérieur des trois journées, intitulées : Le marchand d’ambre, La terre noire, La remontée, dix chapitres portant un titre également pour la première journée, sept chapitres pour la deuxième journée, et seulement quatre pour la troisième journée.

On est en 1979. Un homme suit une femme rue de l’Ancienne Comédie à Paris. Voilà vingt ans que Sophie n’a pas revu le fiancé qu’elle a quitté et qui n’a eu de cesse de la rechercher. Elle accepte de le suivre durant trois jours pour un voyage à Rome, sur les lieux de leur aventure.

Durant ces trois jours, le passé ressurgira. Un passé qu’Eric Tosca aurait préféré laisser de côté, ou plus exactement au fond du gouffre avant la remontée d’Eurydice-Sophie-S…Mais que Sophie ne pourra plus laisser derrière elle. Ce passé donc, Eric Tosca va devoir l’affronter… En toile de fond, les échos de la grande Histoire, seconde guerre mondiale, guerre d’Algérie, camps de concentration, déportation, massacre des algériens en oct 61 à Paris et les prémisses de mai 68.

En deuxième toile de fond, le mythe d’Orphée et d’Eurydice, mis en abîme par le fait que Sophie travaille à une thèse dont le titre est : Fonction et symbolique d’Eurydice dans les arts lyriques. Et dont son phallocrate de directeur de thèse la prévient ironiquement de la difficulté à traiter un tel sujet sans sources :

« Mais, Madame, pardon, Mademoiselle, ne laissez pas votre féminisme impénitent jouer à réécrire les mythes. Je suis convaincu que c’est l’impatience amoureuse qui porte Orphée à transgresser l’ordre divin afin de regarder sa femme avant le temps. Ou simplement le doute devant la parole de dieux qu’il connaît par ailleurs parjures et imposteurs. N’oubliez pas qu’Orphée est plus qu’un homme puisqu’il descend du Soleil et de la Musique et qu’il est aussi le premier des mortels à se mesurer aux dieux dans leur art. »

Le « désastre », annoncé dès le début n’est pas raconté. Ce que la narratrice ou plutôt le personnage de Sophie appelle le « désastre », la narratrice le mentionne dès le départ dans une note de bas de page, il s’agit d’un lourd secret dont Sophie a toujours beaucoup de mal à parler et qui, tout au long du récit nous tiendra en haleine et ne sera révélé que dans les dernières pages.  On apprend  par exemple que Sophie ne s’appelle plus « Sophie Lambert » mais on ne saura que dans les dernières pages son vrai nom et pourquoi… S’il nous avait été révélé trop tôt, il n’y aurait plus eu d’intrigue.

Affronter son passé

Le moment est venu pour Eric Tocsa en ce 15 juin 1979. Ce qu’Eric appelle sa « quête » ne sera pas longuement raconté mais évoqué dans le détail. Les hésitations de Sophie à révéler la raison véritable de sa rupture vingt ans plus tôt passe par l’espèce de fascination qu’Eric lui voue depuis vingt ans. Mais cette fascination n’est-elle pas davantage la quête elle-même, plutôt que la Sophie qu’il a devant lui aujourd’hui. Pourtant Sophie a des scrupules :  » Quel homme attend vingt ans n’importe quelle femme ? »

Durant tout ce temps où Eric parlera, jamais il n’évoquera le passé de Sophie.

« A chacun son voyage ! N’en a-t-elle pas fait un autre dans le désastre, dont il ne s’enquiert même pas, dont il ne veut rien savoir, comme il ne voulait rien savoir autrefois, de ce qui taraudait Sophie et l’empêcher d’être elle-même ? »

Elle tente pourtant dès les premières pages de lui dire sa vérité à elle, mais il n’en veut pas.

« Ta vérité, je n’en veux pas. La vérité elle est avec moi et elle ne me quitte pas. »

Depuis vingt ans, il s’est persuadé qu’elle l’a abandonné parce qu’il était en train de devenir un raté, ayant laissé tomber sa carrière lyrique pour se faire étendre à un concours.

Mais cette obstination à ne rien voir la décide à le suivre n’importe où pour qu’il affronte cette vérité :

« une volonté de lui faire péter à la gueule le passé miné que ni lui ni elle n’avaient jamais réussi à assainir »

et un peu plus loin  :

« Allons-y Eric. Si tu y tiens tant. J’accepte. Mais je te préviens. C’est toi qui risques de regretter ce voyage. »

Le narrateur omniscient parle tour à tour par la voix de Sophie ou d’Eric. Les souvenirs racontés alternent en un dialogue rapporté. Mais le personnage de Sophie domine par le fait qu’elle est porteuse du secret, et parce que le discours en polyphonie entre la narratrice et Sophie est tellement intriqué que les confidences qui ne sont données qu’au lecteur les rendent complices, reléguant Eric à son obstination à rester aveugle et sourd. Sophie voudrait lui crier dès le début :

« Ta Sophie Lambert, elle est morte. Et d’ailleurs elle n’a jamais existé. Tu n’as donc pas compris que tout était faux. »

La narratrice se pose dès le départ, comme une personne intime de Sophie, dans une première note la narratrice, à propos du « désastre » dit :

«  L’histoire que je rapporte dans ce livre m’a été confiée par Sophie Lambert elle-même au cours d’une série d’entretiens. En découvrant assez tard dans le récit le secret de ses origines, j’ai reproduit l’incapacité de mon personnage à me « le » dire, aussi bien qu’à « le » dire à l’homme qu’elle aimait. »

Puis un peu plus loin,  elle précise que Sophie lui a remis « les notes personnelles prises pendant le voyage romain à propos d’une prétendue thèse ».

Cette technique que Dorrit Cohn nomme « monologue narrativisé » (« discours transposé » selon la terminologie de Genette) alterne avec le psycho-récit (ou discours narrativisé selon Genette toujours), il  permet à la narratrice de pénétrer l’état psychique de ses personnages, d’exprimer les états de conscience des personnages. La narratrice omnisciente livre la pensée des personnages et s’efface derrière eux, leurs consciences se fondent, effaçant les limites qui les séparent. Ces techniques apparentées au monologue intérieur permettent l’élasticité temporelle. Cette expansion temporelle que Nathalie Sarraute appelle « un présent démesurément agrandi » est « une des manipulations préférées du roman moderne dans son traitement de la temporalité »1. Mais à la différence du monologue intérieur, apparemment spontané à la première personne, le psycho-récit et le monologue narrativisé passent par la médiation d’une voix narrative, faisant référence aux personnages mais se livrant au monologue par le biais du pronom à la troisième personne dans le contexte.

Ce rapprochement prépare le lecteur à la vérité mais en éloigne Eric. La complicité de la narratrice et de Sophie contamine le lecteur, Eric n’est qu’un étranger à cette histoire qu’il ne veut pas voir dans sa totalité, n’ayant d’yeux que pour sa vérité à lui, sa fascination pour la beauté angevine de la blonde Sophie qu’il a connue.

« Non. La vérité, il ne veut pas la voir . Tout maître qu’il fut de la vie et de la mort, le poète ne sut pas accompagner une femme jusqu’à la lumière. Il ne sut que s’aveugler par deux fois. Et la perdre. » (Notes de Sophie)

Par ailleurs, le personnage d’Eric apparaît de plus en plus antipathique et en même temps on a envie de plaindre son incapacité à affronter sa propre histoire, à refuser la vérité de ce père, grand artiste lyrique compromis durant la grande guerre du côté des allemands. Ce père qu’Eric s’est efforcé d’oublier en renonçant à sa voix (dont il avait hérité) et afin que Sophie n’apprenne jamais et aussi parce qu’à l’Opéra on savait qu’il était le fils de Christian Hermesse et qu’ils n’auraient jamais été accepté. On relèvera sa participation à l’OAS pour réparer sa « lâcheté », et mourir les armes à la main du côté des justiciers qui avaient exécuté son père, son nom de code dans l’OAS qui le rapproche de ce père (Eric Hermès -pour le messager ; Eric portant le nom de jeune fille de sa mère pour le protéger) et puis ces anciens amis à « lui » qu’il a rejoints, des collabos, luttant contre de Gaulle avec des idées pas très éloignées de celles qu’ »il » avait servies ; les croix qu’il gardait dans son tiroir, son discours carrément douteux :

« vers le mois de mai 59, une manifestation pour la fin des tortures en Algérie et en France fut interdite par le préfet de police. Tu étais dans la phase aiguë de préparation des concours, mais tu m’avais accordé un cinq à sept à la Rôtisserie du Panthéon, café que je n’appréciais guère, car il n’était fréquenté que par des étudiants d’extrême-droite et leurs amis. Je suis arrivée hors de moi, rendue furieuse par cette interdiction qui me paraissait une atteinte au droit d’expression. Plutôt que l’agressivité, tu as opposé à mes arguments une désinvolture ironique, me demandant si c’était la frustration sexuelle qui m’entraînait vers la violence et la primitivité incarnée par le FLN, nous traitant, mes camarades et moi, de femelles douteusement conquises par les attraits phalliques d’une poignée de fellaghas.[…] Jusqu’au jour où j’ai découvert dans ton tiroir les insignes de ton clan et de ta filiation. »

Le personnage d’Eric Tosca

En effet, la découverte progressive de la personnalité d’Eric Tosca, tourné vers le passé à la recherche d’un idéal de beauté, les yeux bandés, presque mythique lui-même – n’oublions pas que tel Orphée il cherche à rivaliser avec les dieux au mépris de la vérité, se révélera un simple « humain » presque déshumanisé, désubstantisé. Mis à nu, il ne sera plus rien, pas même aux yeux de Sarah (Sophie) qu’il ne saura pas non plus (re)conquérir.

Sa quête aura été vaine, il cherchait la jeune fille « aryenne », aux longs cheveux blonds (décolorée à l’eau oxygénée) qu’il avait connue, il retrouve une jeune femme brune aux cheveux coupés très courts qui lui révèle en plus avoir vécu en même temps et juste après lui avec un Arabe, celui-là même qui mourut noyé dans la Seine avec ses compagnons d’infortune que « la police française massacrerait en octobre 1961 et dont on n’avait même pas retrouvé le cadavre flottant sur la Seine. […] Pour lui ce n’était qu’un Arabe ! »

Eric nous apparaît d’abord comme un poète moderne, un jeune romantique toujours amoureux vingt ans après. Mais tel Orphée impatient de regarder derrière lui, entré vivant aux enfers, dans l’enfer du passé douloureux de Sophie/Sarah, il ne pourra pas remonté indemne.

Comme Orphée, il est musicien lyrique.

Comme Orphée, (après la douleur de la perte d’Eurydice) depuis vingt ans, il s’est détourné des femmes, il n’a pu en connaître d’autres.

Comme Orphée, sans doute finalement est-il le symbole du lutteur, qui n’est capable que d’endormir le mal, mais non de le détruire, et qui meurt lui-même victime de cette incapacité à surmonter sa propre insuffisance. Sur le plan supérieur, il représenterait la poursuite d’un idéal, auquel on ne sacrifie qu’en parole, et non en réalité. Cet idéal transcendant n’est jamais atteint par celui qui n’a pas radicalement et effectivement renoncé à sa propre vanité.

Comme Orphée symbolise le manque de force d’âme, Eric Tosca n’a pas le courage d’affronter la vérité.

Comme Orphée, il ne réussit pas à échapper à la contradiction de ses aspirations vers le sublime et vers la banalité, et meurt de n’avoir pas eu le courage de choisir.

Comme Orphée, il finira molesté par une foule de femmes en furie, d’après les journaux, dont un titrait : «  Un uomo férito dalle nemesiache di Napoli durante la grande manifestazione di solidarità per l’aborto ».

Comme Orphée, plusieurs versions de la mort d’Eric seront données (comme les multiples versions de la mort d’Orphée dans la mythologie)

Comme Orphée, la narratrice mentionnera la dissémination de son corps dont les parties intimes auront été arrachées et éparpillées…

Toutefois, cette histoire n’est pas seulement celle d’Orphée/Eric et de sa chute finale dont le personnage, dans sa lente désagrégation semble se liquéfier, se désubstantiser. C’est aussi l’histoire d’une quête d’identité, celle de Sophie-Sarah, et à travers elle, celle de milliers de déportés et d’exclus durant toutes les guerres où règnent l’intolérance, le fanatisme, l’intégrisme.

Les lettres de jeunesse, celles que Sophie a écrite à Eric nous sont livrées au cœur du roman et renseignent sur la Sophie qu’Eric a connu. Elles permettent au lecteur de connaître la jeune Sophie, celle que l’actuelle Sarah ne saurait décrire sans mépris.

Les notes de Sophie : le mythe d’Orphée et Eurydice

Sorte de reprise de l’énonciation du chapitre, dans ses notes, Sophie donne son interprétation de ce qu’elle vit et a vécu. Dès les premières notes (qui demeurent énigmatiques parce que le lecteur découvre la vérité en même temps ou presque qu’Eric), Sophie s’interroge :

« Une seule vraie question se pose : celle de son amour pour Eurydice. S’il l’avait aimée vraiment, ne se serait-il pas donné la mort afin de la rejoindre, au lieu de forcer vivant les frontières des morts ? »

Or la narratrice nous remet tout de suite sur la voie, en nous rendant réel le personnage de Sophie, elle fait participer le lecteur à la fiction en le prenant en confidence. Elle explique que ces notes font partie d’un travail à propos d’une prétendue thèse sur la fonction d’Eurydice dans le mythe grec, et ne sont donc pas une interprétation de Sophie sur sa journée comme on pourrait le croire au départ. Toutefois, la narratrice a su habilement les glisser au fil de la narration. Ce procédé donne beaucoup de force au texte.

Ces notes sont très intéressantes pour plusieurs raisons. Elles soumettent une mise en abîme de l’histoire qui nous ait racontée, à savoir celle d’Eric et Sophie, dans le mythe d’Orphée et Eurydice. A moins que ça ne soit l’inverse. En mêlant le mythe et la réalité, Michèle Sarde réussit là un subtil jeu d’écriture qui dépasse d’un point de vue de l’écriture même, toute description naturaliste ou réaliste du monde.

La paralipse sur le « désastre » annoncé au début mais pas raconté est le fil conducteur de l’intrigue, elle permet le suspense et atteint son paroxysme à la fin lorsque la narratrice par la voix de Sophie énoncera en plusieurs fois la teneur de ce désastre.

Les analepses fréquentes dans le discours dûes à la remontée des souvenirs renseignent plus le lecteur sur l’histoire de Sophie que sur Eric lui même qui cherche plus à s’expliquer que réellement permettre à Sophie de trouver sa place dans leur histoire commune. Comme le montrent les notes de Sophie :

« Savoir si le regard d’Orphée se retourne sur l’ombre d’Eurydice ou si c’est le regard d’Orphée qui fait d’Eurydice une ombre, qu’importe ! Dans tous les cas de figure, Orphée joue avec la vérité et avec la vie d’Eurydice, et Eurydice est impuissante à faire valoir ses droits. Car elle ne jouit d’aucun droit. Un simple regard la renvoie au néant d’où elle vient. […] Elle est celle dont indifféremment la présence ou l’absence aveuglent. Celle dont la vérité tue l’amour, celle… »

Dès les premières pages de la première journée, les notes de Sophie en disent plus que le texte lui même, ce n’est qu’une deuxième lecture qui confirme. C’est un peu comme si Sophie prolongeait le monologue intérieur qu’elle entreprend parfois pour le lecteur par la voix de la narratrice, elle sait déjà qu’Eric est incapable d’ouvrir les yeux sur la vérité :

« Orphée pouvait transformer les arbres en pèlerins […]mais il ne savait pas baisser la tête sous la vérité et porter son deuil. »

Tel Orphée aveuglé, Eric semble toujours à côté de la plaque :

« Non, Eric, ce n’est pas la sexualité qui a tout corrodé. C’est quelque chose d’autre. dont tu as refusé de parler. Comme tu as refusé de parler de notre troisième expédition en montagne… »

Pourtant « Eurydice se laisse éblouir par Orphée. Elle veut ignorer que lui ne la voit pas ». (notes de Sophie)

Enfin, le dernier chapitre est quelque peu déroutant dans sa construction. Tout au futur, il laisse supposer que la narratrice a parlé vrai jusque là et ne pourra qu’avoir imaginé la fin, Sophie ayant disparue spontanément comme la narratrice l’avait mentionné au départ :

« La pensée de Sophie-Sarah se mettra à flotter à partir de la lecture des journaux du matin, tandis que le train s’enfoncera dans le tunnel du mont Cenis. Elle tournera autour de la face cachée d’Eurydice pendant toute cette remontée où Orphée ne la regarde pas. Elle la verra distinctement cheminer contre les ténèbres et les visages infernaux du cauchemar, tenant serrée la main d’Orphée qui la conduit, une main qui perd peu à peu la force charnelle et la chaleur du toucher et progressivement se transforme en pierre. » (excipit)

Notes:

  1. Dorrit Cohn La transparence intérieure

2 commentaires sur “Histoire d’Eurydice pendant la remontée, Michèle Sarde, Ed du Seuil, 1991

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