Une philosophie du minéral

Pour répondre à la demande d’un étudiant qui a souhaité lire mon mémoire de Master II, je poste ce travail universitaire, pré-réflexion à mon intérêt toujours grandissant pour l’oeuvre d’Albert Camus qui reste mon auteur préféré.

Mémoire de D.E.A. C3 / U.F.R. « L.A.C.S. » / Année 1999/2000/ UNIVERSITE DE PROVENCE/DIRECTEUR DE RECHERCHE : André NOT/ Présenté par : Marie-Josée DESVIGNES

LISTE DES ABREVIATIONS

R : Le Renégat

E : L’Etranger

É: L’Eté

MS : Le Mythe de Sysiphe

N : Noces

HR : L’Homme révolté

ER : L’Exil et le royaume

CII : Carnets II

Pl. I : Pléiade I

Pl. II : Pléiade II

EE : L’Envers et l’endroit

Ss : Notes d’un souterrain

« La confrontation au silence, à la solitude, au vide est une épreuve de vérité, un redoutable face à face avec Dieu, et surtout avec ses ennemis » David Le Breton, Du Silence

Introduction

Si en 1977, Etienne Barilier exprimait dans son ouvrage sur Camus Littérature et Philosophie : « On peut le dire aujourd’hui : Camus est daté dans la littérature […] l’auteur de l’Homme révolté est  dépassé  », il s’agit de montrer ici 20 ans après ces propos et un demi siècle après l’écriture de l’Homme révolté justement, combien Camus est loin d’être dépassé.

En effet, autant par son écriture que par la vigueur de son propos qui consiste à réinscrire la littérature et l’homme dans ses limites, Camus demeure essentiel comme tous les écrivains qui se sont intéressés aux problèmes métaphysiques de leur temps.

Loin du discours qu’on a jugé moralisateur, la difficulté qu’a tenté d’exprimer Camus, pour l’homme de se tenir à sa place, entre silence et parole, entre exigence et résignation est encore aujourd’hui plus que d’actualité.

L’Exil et le Royaume dernière œuvre publiée du vivant de Camus a recueillie très peu de travaux approfondis. Sans doute, parce qu’elle s’inscrivait déjà dans cette nouvelle manière dont Gaétan Picon disait que l’Exil et le Royaume était révélateur de la nature profonde de l’œuvre de Camus, même si, malheureusement, il en avait ignoré l’existence du Renégat.

C’est donc à l’intérieur de l’Exil et le Royaume, par la nouvelle intitulée le Renégat que je tenterai de montrer à la fois cette impossibilité de dire, de nommer les limites de l’homme tant d’un point de vue langagier (choix de Camus du monologue intérieur) que d’un point de vue philosophique ou métaphysique.

Car il s’agit bien de nommer la difficulté pour l’homme aujourd’hui encore plus qu’hier de retrouver ses limites, dans cette ère individualiste dans laquelle nous nous situons. Et nommer bien sûr la nécessité de combler le vide auquel se trouve confronté l’homme à travers le temps, que ce soit à l’aide de la parole ou sans.

C’est entre oui et non que se tient la dynamique de ce texte comme dans le reste de l’œuvre de Camus, c’est donc les occurrences de la limite, de l’absurde et celles de l’amour, de la nature, d’une (in)certaine justice ou d’une (in)certaine vérité qu’il conviendra de relier.

Cet homme qui arrive à se convaincre de tout quitter aux seules fins de changer une partie du monde pour le rendre meilleur n’aboutira qu’à la constatation d’un échec de son option première.

De notre côté, en même temps nous assisterons à la désintégration de sa conscience et par voie de conséquence à celle du monde. Là où Camus une fois de plus, montre un homme tentant de s’accomplir par de bonnes actions, on ne pourra que constater l’égoïsme primaire qui consiste surtout en la domination de l’autre et la dualité persécuté-persécuteur qui caractérise le genre humain.

Sans doute les antithèses qui se développent tout au long du récit ne sont pas sans nous ramener à celles existant déjà dans la Chute ou l’Etranger. L’opposition des éléments, le feu du soleil et l’eau que ne cesse de désirer le Renégat pour calmer sa douleur, et le sel étant lui aussi un élément poison au même titre que la chaleur du soleil.

Ces oppositions créent à l’intérieur du récit une tension entre, qui se lit dans la conscience du Renégat et à travers son discours en monologue intérieur puisque cette parole ne peut nous être délivrée que de cette façon, le Renégat étant privé de son organe oral.

Le Renégat dont l’écriture mêle classicisme et monologue intérieur annonçant Beckett (L’Innommable, 1953) rappelant Artaud (Le Pèse-nerfs, 1925) par l’étrange monologue intérieur et extérieur « hésitant entre la rumination autiste et le cri désespéré »1, autant que par le propos qui tente de considérer l’homme et l’existence humaine annonce ce désir de trouver une voie (x) dans l’écriture de l’impossibilité de dire ou de ne pas dire, de faire ou ne pas faire.

1e partie :

DESINTEGRATION D’UNE CONSCIENCE OU CELLE DU MONDE

1/ Paranoïa et désir de domination

La personnalité du Renégat est particulièrement difficile à cerner et, du même coup, tout comme certains critiques se sont accordés pour le dire, le texte lui-même demeure assez mystérieux.

Tout d’abord, quelle est cette figure de l’absurde incarnée par un homme visiblement masochiste et pourquoi avoir choisi cette particularité pour prolongement d’un discours sur le sens de la vie ?

Le héros de cette nouvelle ne semble pas avoir joui d’une enfance gratifiante entre « un père ivrogne » et « une mère brute », et son désir le plus cher dans ce village où l’hiver semblait ne jamais finir, ne pouvait qu’être un rêve de « soleil et d’eau claire ».

Le curé du village lui parlait du catholicisme et du soleil, « le catholicisme c’est le soleil , disait-il ». Il entre donc au séminaire.

Sa rencontre avec un vieux prêtre aveugle qui lui parle d’une ville en plein Sahara qu’aucun missionnaire n’a pu convertir sera décisive et son unique désir n’est plus dès lors, que de convertir ce peuple de sauvages. Cette mission décrite comme quasi impossible par le vieux prêtre qui lui donne force détails sur la barbarie de ces gens, n’arrête pas le renégat qui trouve plus excitant et plus glorieux de convertir des sauvages que de pauvres paumés comme se contentent de le faire les autres prêtres. Il n’y a que mépris dans cette attitude, ce qu’on aurait pu voir comme un acte de courage ne l’est plus quand on démonte les mécanismes de la pensée de cet esprit confus qui n’hésite pourtant pas à parler d’ordre dès les premières phrases, et de son désir d’ordre. Son rêve de soleil s’est mué en cauchemar parce qu’il a cru la parole des prêtres et qu’il a été présomptueux, qu’il a cru, pauvre esprit confus, que lui, il pourrait les changer, les convaincre.

Il semble que son désir d’ordre soit surtout un désir de vengeance désir de vengeance2 que l’on retrouve dans La Chute ou Notes d’un souterrain de Dostoïevski un désir de combattre le mal par le mal. La souffrance qu’il a pu éprouver enfant l’a-t-elle rendu, aussi « brute » que la mère ? « râ, râ tuer le père, voilà ce qu’il faudrait ». Il crache sur son village, sur leur pauvre soleil d’Austerlitz, « pâlichon le soleil …ils ont bu le vin aigre et leurs enfants ont des dents cariées ».

On aurait pu penser que, pauvre humain à l’esprit peut-être confus, il partait d’un réel désir de réconciliation avec le monde puisqu’il souhaitait devenir meilleur, mais c’était bien au profit d’un rêve de « pouvoir absolu ». «Puissant, oui, c’était le mot que sans cesse, je roulais sur ma langue, je rêvais du pouvoir absolu, celui qui fait mettre genoux à terre. » Cette caractéristique du Renégat n’est pas sans rappeler le personnage de Hermann Ungar3 dans Enfants et meurtriers dont la folie meurtrière peut être rattachée à une souffrance due à un sentiment d’infériorité.

De même, Ernest Sturm constate dans son essai comparatif entre Clamence et l’homme du souterrain qu’« un examen de leur conduite au cours de ces épisodes, révèle chez les protagonistes une volonté de puissance impitoyable, qui ne souffre aucun obstacle »4 « je ne peux vivre sans exercer mon pouvoir sur quelqu’un…sans tyranniser quelqu’un » (Ss, 794) « bref, je voulais dominer en toutes choses… je brûlais de prendre ma revanche, de frapper et de vaincre…d’être le plus fort enfin » (C, 1503)

D’ailleurs ne dit-il pas qu’il a « un compte à régler avec lui [son père] et avec ses maîtres, avec mes maîtres qui m’ont trompé » ? L’assimilation entre le père, représentant de l’autorité et celle des maîtres fait naître une avidité et une soif de rébellion.

C’est dans ce désir de domination que sa paranoïa s’exprime alors, car il en veut aussi à « la sale Europe », « tout le monde [l]’a trompé ». Parce qu’il voulait être un exemple, « pour qu’on [l]e voie », il a accepté les pénitences et aussi de se laisser convaincre quand on lui disait qu’il était bon. Lui, savait bien qu’il avait mauvais fond « il y avait en moi du vin aigre, voilà tout, et c’était tant mieux comment devenir meilleur si l’on n’est pas mauvais. »

Par ailleurs, à propos de l’Exil et le Royaume et donc des nouvelles qui le composaient, mais plus particulièrement de la nouvelle intitulée  Les Muets, Camus avait dit un jour « par boutade » avoir voulu faire lui aussi du « réalisme socialiste»5 et montrer qu’il pouvait traiter du monde ouvrier dans lequel il avait vécu durant son enfance. Mais si le Renégat n’apparaît pas dans sa facture comme un récit réaliste mais se situe plutôt entre récit onirique et confession diaristique du narrateur, on peut voir le renégat, à travers ce personnage que Camus a dessiné, comme la victime d’un certain déterminisme social. L’ambivalence entre oui et non, le doute qui torture le renégat et qui rend sa pensée confuse est mise en abîme dans tout le texte, par les oppositions thématiques tout au long du texte. Un des fondements de l’existence humaine coincée entre bien et mal, dont Camus n’a eu de cesse de tenter de comprendre les rouages est encore ici au centre du texte.

2/ Entre oui et non, bien et mal, l’autre et le même

 Rien n’est absurde en soi ou par soi, Camus remarque là que l’absurde naît toujours d’une « comparaison » entre deux ou plusieurs termes disproportionnés, « l’absurde n’est ni dans l’homme, ni dans le monde mais dans leur présence commune » (MS, 120) De ce point de vue, l’attitude du renégat s’explique parfaitement, depuis son désir de conquête loin de chez lui à son geste final qui réalisera sa vocation première de toute puissance. Le tout est permis de Dostoïevski des Possédés ou des Frères Karamazov ou celui de Camus dans Caligula exprime cette toute puissance qui mettrait l’homme au rang de Dieu.

B.T. Fichte dans son essai6 sur Camus contestait à Pierre Nguyen-Van-Huy7 cette phrase selon laquelle « l’homme camusien est inimaginable sans l’autre : toute l’œuvre est construite en fonction de l’autre ». Il semble pourtant ici que sans cette menace que représente l’autre pour le renégat, il n’y aurait pas de récit.

Toutefois, cette difficulté même pour le renégat peut se comprendre tout autant par l’impossibilité à être présent au monde, par ce caractère d’étrangeté qu’incarne si bien Meursault lui-même que par sa difficulté à composer avec l’autre ou les autres.

Dans la logique de l’absurde telle que la définit Camus, la fuite dans la religion est une solution que certains choisissent ou que d’autres subissent. C’est le cas du renégat. Toutefois, on peut préciser que le renégat, s’il a été influencé, était libre de suivre ou de ne pas suivre cette voie, seule son incapacité à choisir entre bien et mal est responsable de son choix. Il croit qu’il pourra faire le bien se sachant lui-même mauvais, ce qui semble intenable comme situation. Car le renégat est un esclave-né au sens que donne Camus à ce terme, il a besoin de se réfugier sous une autorité, il ne peut supporter de porter seul le poids de son existence. Et malgré son désir de puissance il va trouver plus fort que lui dans ses

persécuteurs qu’il voulait convertir. Ceux-là incarnaient le mal mais leur force leur donnait raison. En pliant sous le mal, il trouve sa satisfaction. Il semble que la vérité soit pour le renégat dans cette acceptation, dans cette soumission au mal incarné dans la figure du fétiche. Pourtant là où le renégat n’est décidément pas fiable, c’est qu’à la fin de la nouvelle il renonce au mal, et on pourrait voir là un échec de ses maîtres. C’est encore une fois l’incapacité du renégat à se prendre en charge et puisqu’il n’y a plus d’issue… La signification, le souci de la finalité semble être une caractéristique du renégat.

L’épreuve extrême a-t-elle suffi à lui faire rendre les armes, à devenir meilleur malgré lui ? Il semble que ce soit ce que tenterait de nous dire cette fin éloquente.

A moins qu’il ne faille voir dans cette soumission finale, l’acceptation, entre oui et non dans laquelle se tenait Camus lui-même et qui lui faisait désirer « être pierre parmi les pierres » (MS, 74), dans cette philosophie du minéral de la tentation suprême de tout néantiser. Accepter le néant comme seule vérité. En ces lieux désertiques, le renégat n’a plus lui aussi qu’à attendre, vivre l’engourdissement de la pierre, céder au sommeil de l’esprit. « Il est des lieux où meurt l’esprit pour que naisse une vérité qui est sa négation même » disait Camus dans Noces (N, 23)

Tout comme Caligula pour qui le néant figure la seule vérité perceptible à l’homme, concluant qu’il faut tuer les gens pour les rendre heureux, la même logique folle et meurtrière s’empare du renégat qui savoure sa victoire après avoir tué le missionnaire, étendant les bras vers le ciel « qui s’attendrit ». Ici, Camus qui reprochait au révolté romantique de choisir une métaphysique du pire ne nous donne-t-il pas justement une de ces figures du dandy « vaurien », incapables d’accepter la condition de la vie8, déjà récusé par Hegel9 ?

Il semble qu’une fois encore, ce que nous signifie Camus, c’est le caractère stérile du bavardage qu’il reprochait tant aux romantiques « words, words…Le bavardage romantique est mensonge en ce qu’il contredit son aspiration mystique qui, de tout temps, exige vide et silence »10. Ce que confirme d’ailleurs la dernière phrase du texte : « une poignée de sel emplit la bouche de l’esclave bavard ». En effet, dans cette seule phrase, Camus exprime l’anéantissement de la parole stérile du renégat, esclave tout désigné de sa condition.

Acculé à la confession ou ne pouvant échapper à sa conscience même malade, le renégat comme l’homme du souterrain de Dostoïevski ou J.B. Clamence nous livre le récit de son échec et quasiment la « justification » de ses actes, pour enfin nous révéler sa vérité sur l’homme et l’humanité : l’homme est mauvais et la vie est un enfer, ou encore : l’homme est mauvais mais peut-être doit-il souffrir pour devenir bon ?…

Mais là où l’homme du souterrain et Clamence remettent en doute leur propre sincérité « est-il possible d’être franc et sincère vis à vis de soi-même, et peut-on se dire toute la vérité »11 ou encore « il est difficile de démêler le vrai du faux dans ce que je raconte »12 le renégat , lui, ne nous livre pas son examen de conscience mais plutôt sa propre vérité, une sorte de témoignage de sa propre condition. Car, dans la confusion où il se tient, ce qui nous apparaît à nous comme tel n’est peut-être qu’un miroir qu’il nous tend face à nos propres questionnements. Son indécidabilité finale « quitte ce visage de haine, sois bon maintenant, nous nous sommes trompés… » est à la fois un cri de désespoir ou d’espoir (celui de tous les hommes) à la fois confusion et lucidité. Confusion dans la contradiction qu’elle entretient avec les propos mêmes du renégat depuis le début et lucidité devant le fait que l’homme malgré ses rêves de paix ne peut croire en la bonté de l’homme.

« L’homme se veut sublime et ne constate que sa bassesse »13 nous dit Ernest Sturm. Il semble que ça corresponde bien au personnage du renégat.

Pourtant, lorsqu’au terme de son récit, le renégat se demande « Ah ! si je m’étais trompé à nouveau ! » invoquant les hommes fraternels, l’autre, et même la solitude, que traduit ce retournement ? la confirmation de la confusion de son esprit ou l’indécidabilité pour l’homme et donc pour nous même de trouver la réponse ?

3/ Et l’amour ?

Il semble que la question de l’amour ne se pose pas vraiment pour le renégat, du moins au début. Ce qui l’intéresse n’a rien à voir avec l’amour, ni de soi ni de son prochain ni même d’un dieu quelconque. Pourtant d’une certaine façon, le renégat fait penser à la figure de Job que Dieu soumet aux pires épreuves pour éprouver sa foi. Mais Job et le renégat ne sont que des hommes, leurs épreuves si elles sont comparables n’ont pas la même finalité. Job accepte jusqu’à un certain degré la souffrance pour l’amour de Dieu mais ne quitte jamais sa position d’homme. Le renégat lui, ne veut pas honorer Dieu mais se prend pour Dieu, il veut être au-dessus des hommes et c’est en échouant qu’il acceptera de devenir bon.

Parce qu’il va mourir, et que tout est fini, il sait que « toujours encore des millions d’hommes entre le mal et le bien, déchirés, interdits… » , il veut accepter de refaire la « cité de miséricorde », « retourner chez [lui] » accepter l’absurde et dire oui à la sagesse : « l’absurde, la révolte, l’amour…, nous dit André Comte-Sponville, le non du monde à l’homme (l’absurde), le non de l’homme au monde (la révolte), enfin le oui ultime à tout, y compris à ces deux non, comme une paix des braves au cœur même du combat (l’amour, la sagesse)14 ».

Le renégat ne ressent pas le besoin de l’amour, il n’a de plus, que mépris pour les femmes. Tout d’abord celles qu’il avait croisé à Grenoble, alors jeune séminariste, puis celles qu’il verra chez le fétiche, présentées comme simples objets de son désir de possession et de domination. D’ailleurs, à quoi correspond ce « brûlant désir sans sexe » qu’il éprouve après avoir assisté au viol des jeunes filles de Taghâsa, sinon à son puissant désir de dominer ? Le renégat ne cherche pas à aimer mais à « régler son compte à l’amour » (ER, 1582)

De plus, après s’être laissé séduire par une jeune femme qui s’est étendue par terre, ne sera-t-il pas battu et puni à l’endroit du péché ; « le péché ! quel péché […] où est-il, où la vertu ? ». A cette rébellion les sauvages n’auront d’autres alternatives que de lui couper la langue, afin de le faire taire car, comme le dit Peter Cryle, « le vrai péché du renégat c’est celui de la parole et, par extension, des idées 15. »

Et c’est là encore que notre renégat rejoint Job quand celui-ci dit : « Mais quand je parle, ma souffrance ne cesse pas, si je me tais, en quoi disparaît-elle ? » Comment le renégat choisit-il de nous communiquer ses pensées mais aussi sa détresse sinon par cette autre voix, celle de sa conscience, cette autre voix qui parle dans sa tête et qui pourtant n’est pas Dieu, « Dieu ne parle pas au désert», nous dit-il, et qui lui conseille : « si tu consens à mourir pour la haine et la puissance, qui nous pardonnera ? » C’est à la fois l’incapacité à parler, à dire, à se faire comprendre (pour Job aussi) et à comprendre pour le renégat qui sont exprimés. Et s’il devait renoncer à la haine parce que ce n’est peut-être pas la bonne voie, et si cette autre langue qui lui parle avait raison ?

Pourtant pour Camus lui-même, depuis longtemps, « le seul univers où avoir raison prend un sens » n’est-il pas « la nature sans hommes » (N,87). Ce « beau cri de pierre » nous dit Laurent Mailhot, Camus le lancera de moins en moins haut, moins naïvement mais il résonne jusque dans la Chute et les nouvelles de l’Exil et le royaume16. »

2e partie : ENTRE PAROLE ET SILENCE

1/ L’homme, entre nature et culture

La conclusion pessimiste que donnent à lire des textes comme le Renégat ou la Chute ou encore Notes d’un souterrain et qui consisterait à ne trouver aucune vraie générosité à l’homme, aucun sentiment désintéressé, ne lui découvrant au contraire que prétention, orgueil, appétit de domination rejoindrait la tradition moraliste du XVIIe s. Comme le signale encore E. Sturm17, « l’homme du souterrain classe Rousseau parmi ses ennemis mortels et tourne en ridicule son épithète fameuse : l’homme de la nature et de la vérité », mais il rajoute que cependant, c’est en faisant la critique sévère de la société qu’il découvre que l’homme n’est qu’un « produit de la civilisation si bien figuré, si bien assimilé que ce qui passe pour des qualités essentielles ne sont que des habitudes acquises. Ainsi, l’instinct de possession est, parmi d’autres, la conséquence des lois qui, depuis des siècles, marquent la distinction entre mien et tien et qui ont misérablement séparé les hommes entre maîtres et esclaves ».

Dans Retour à Tipasa, Camus oppose les capitales du crime aux collines de l’esprit. Il voudrait corriger les servitudes du temps et les libertés de l’espace, défricher le chemin qui va de la violence à la paix, des villes aux collines. Faut-il voir là un rapprochement avec Rousseau. Pourquoi pas ? Mais en 1952, Camus écrivait  : « Le socialisme d’aujourd’hui se voue à construire la société contre la campagne. C’est pourquoi il est terreur18. »

« Pour les chrétiens comme pour les marxistes, il faut maîtriser la nature. Les Grecs sont d’avis qu’il vaut mieux lui obéir »(HR, 595) Le renégat, esclave-né figure l’antithèse de l’esprit grec. Ainsi, le soleil, le vin, le sel sont des poisons pour lui, il ne sait pas en user. « Il est indécent de proclamer aujourd’hui que nous sommes les fils de la Grèce. Ou alors nous en sommes les fils renégats »19(E, 854). Ce que confirme le renégat qui dit avoir « un compte à régler […] avec la sale Europe ? Des renégats, nous dit-il, « remonteront les déserts, passeront les mers, rempliront la lumière d’Europe de leurs voiles noirs, […] sèmeront leur sel sur le continent, toute végétation, toute jeunesse s’éteindra, et des foules muettes aux pieds entravés chemineront à mes côtés dans le désert du monde… » (ER, 1592)

C’est bien dans ce désaccord entre l’homme et la nature, entre l’homme et le monde, que réside l’absurde condition de l’homme. L’inhumanité qu’incarne le renégat et qui est révélée par son besoin de faire le mal, est bien de ce monde, le premier résultat de cette confrontation entre l’homme et le monde est dans cette prise de conscience de leur différence. Si je pouvais être arbre parmi les arbres, nous dit en substance Camus, mais le monde que j’habite est décidément trop différent, lui durera quand je périrai. « Etre pierre parmi les pierres, pour que la vie ait un sens20 ».

Le thème du désert comme celui du silence des pierres, ces lieux d’attente où baigne le Rien imprégné de la proximité du Tout n’est pas sans rappeler l’enfer crépusculaire, les ruines, les « fins de partie », bref l’univers beckettien que stigmatise par moment les anacoluthes, la « bouillie », et les « râ-râ » de cette nouvelle signalant à la fois la désintégration de la conscience du renégat en même temps que celle d’un monde.

2/ La pierre, la « philosophie du minéral »

Lorsque Ponge interroge la parenté de l’homme et du monde, ne pénètre-t-il pas au cœur des choses, leur donnant et leur prenant tour à tour la parole ? Camus avait dit à Ponge dans une de ses lettres, rêver d’une « philosophie du minéral »21 et c’est sans doute cette parenté-là entre l’homme et le silence du monde que Camus lui aussi souhaitait quand il disait « non, ce n’était pas moi qui comptais, ni le monde mais seulement l’accord et le silence qui de lui à moi faisait naître l’amour » (N,60)

Camus nous dit Laurent Mailhot, « voit confirmée dans le Parti pris des choses sa propre intuition « qu’une des fins de la réflexion absurde est l’indifférence et le renoncement total – celui de la pierre » (Pl.II, 1665). Cette métaphysique de la pierre développée dans l’Exil et le Royaume mais aussi dans le Malentendu ou l’Eté, révèle la tentation de Camus au désert, à l’immobilité, au silence. « La pente naturelle de l’homme c’est de se ruiner et tout le monde avec lui » ( CII, 152) « Car les ruines rejoignent la pierre, la nature, le point de vue des choses. »22 Le royaume pour le renégat ou pour nous aussi est-il sur terre parmi les hommes dans la communion et la fraternité ou dans la nuit, le désert, le silence, dans un ailleurs improbable, un paradis fantasmé ? Se tenir dans ce « rien », «n’être rien ! […] Bien entendu c’est à peu près vain. Le néant ne s’atteint pas plus que l’absolu. » (É,107) Il s’agit seulement de ne ressembler à rien, ni destruction, ni création, pour renaître, il faut en des lieux désertiques, vivre l’engourdissement de la pierre, se rendre à la terre (mère) dans ce qu’elle a de plus minéral et sceller un « destin de pierre » (É,107) En devenant pierre il est ainsi possible d’atteindre ce silence intérieur.

Mais le renégat, à la fin de la nouvelle, entend une autre voix qui parle en lui, qui cherche à atteindre sa conscience, son corps. Après la désintégration, la réintégration d’une conscience ? Il y a ici une mise en abîme du désert de cette conscience dans l’espace du désert (« que le désert est silencieux ! »). Le renégat entre dans une nuit obscure et silencieuse qui lui emplit les yeux, son corps brûle, il est obligé d’hésiter à nouveau mais il est trop tard. Pourtant la seule vérité, carrée, lourde, dense, ne supportant pas la nuance c’est bien celle du mal… Dans cette valse-hésitation on comprend que tout n’est que bavardage et que seul le silence est vérité. Il est trop tard en effet et le renégat n’aura du royaume qu’une vision nostalgique et fugitive.

La contradiction, les oppositions ne résident pas seulement dans les questions, elles sont aussi liées aux choses, aux éléments.

Tout s’oppose et se complète. Parole et silence, chaud et froid, vie et mort, bien et mal, ordre et confusion… Chacune de ces notions a ses correspondances très précises dans l’intelligence du texte. De plus, l’ambiguïté, conséquence de la complexité de l’existence, voulue et consciente est plus marquée encore dans cette nouvelle que dans les autres nouvelles de l’Exil et le royaume. Elle met en jeu une progression et un développement d’un regret nostalgique, celui de l’enfance, de la pluie (qui lave tout) et tout ce qui pourrait atténuer sa souffrance. L’opposition des éléments prend une valeur symbolique et fait écho à l’ambiguïté qui tient tout le texte.

3/ Les éléments : le feu et l’eau, le soleil et le sel…

Dans l’Envers et l’endroit, Camus disait : « entre cet endroit et cet envers du monde, je ne veux pas choisir, je n’aime pas qu’on choisisse. »(Pl.II, 49) Les contradictions qui régissent l’homme et le monde sont incontournables, la nature humaine est profondément ambiguë. Le drame intérieur du renégat est justement ce conflit entre une volonté de certitude et une incapacité à se positionner. Ce sont les oppositions fonctionnelles, idées et symboles du texte qui marquent cette ambiguïté.

C’est d’abord l’opposition silence et parole qui s’exprime dès les premiers mots du texte. Il faut mettre de l’ordre dans cette tête (où règne la confusion la plus totale), oui mais comment ? « Depuis qu’ils [lui] ont coupé la langue, une autre langue,[…] quelque chose parle ou quelqu’un qui se tait soudain et tout recommence. » Et le renégat raconte l’arrachement de la langue par les hommes de Taghâsa. Geste dont il ne faut pas occulter le caractère castrateur qu’il tient dans l’économie du texte, car c’est là l’endroit du péché.

C’est bien par la parole qu’il a pêché et donc par les idées.

L’immensité du désert comme celle du silence emplit le texte mais les silences n’ont pas la même qualité selon qu’ils naissent « de l’ombre ou du soleil » (N,70). Et à l’intérieur du silence naît l’opposition violente du soleil et de l’ombre des rochers, des pierres. « Le feu au-dessus de sa tête perce l’épaisseur de la pierre ». (Pl.I, 1582) et encore « l’ombre ici est bonne. Comment peut-on vivre dans la ville de sel, au creux de cette cuvette pleine de chaleur blanche ? » Lui qui ne rêvait que de soleil et d’eau claire dans ses montagnes glacées du Massif Central. Le « voile de chaleur » s’oppose à la « douce neige molle », à la fin il ne rêve que d’une « seule vraie pluie », lui qui avait pourtant choisi de servir le royaume du mal en voulant propager un mode de vie dont l’essence symbolique est le sel blanc et la chaleur féroce.

Dans le désert, le renégat prend conscience d’un autre désert, celui de son exil, de sa prison, et de sa soif d’absolu et de possession. La position du soleil durant ces vingt-quatre heures du récit du renégat correspond aux différents silences de ce lieu, le désert. Les silences du désert épousent la conscience de l’homme.

Le silence de l’aube est calme, végétal, vivant, il correspond à l’enfance, à la liberté (nostalgie du renégat qui réalise qu’il n’était pas si malheureux…). A midi il est massif, écrasant. La fureur se mêle à la chaleur, prisonnier plusieurs jours durant, puis réduit à l’état d’animal au fond d’un trou, à l’ombre, puis torturé, on lui fait boire une eau noire (lui qui rêvait d’eau claire), puis il subit les rituels de lavage ou… purification ? toujours sous le soleil du midi. « Le fétiche régnait comme ce soleil féroce ». Les cris de douleur ou de possession qu’il entend le conditionne au mal, il apprend à « adorer la haine immortelle de l’âme ».

« Mais il y a surtout les silences des soirs d’été ».(N,70) Et le silence dévorant de la nuit qui emplit tout. Ce silence correspond-il au silence intérieur à l’homme ? Il attend alors la nuit, avec « ses étoiles fraîches » et « ses fontaines obscures » qui « pouvaient le sauver, l’enlever aux dieux méchants des hommes ». La nuit, « froide vigne d’or » qu’il ne pouvait voir puisqu’alors toujours enfermé, et où il pouvait boire à loisir pour calmer le sel de sa bouche béante « que nul muscle de chair vivant et souple ne rafraîchit plus.  Selon Serge Doubrovski, « le soleil qui glisse sur tout, qui pénètre tout, écrasant de présence, est le symbole de la participation vitale, qui unit les règnes naturel et humain23 »..

Pourtant ici, il semble que le soleil, symbole de vie, soit poussé à son paroxysme et devienne synonyme de mort et de haine, la nuit au contraire est « fraîche et son ombre n’abrite aucun dieu ».

Dans l’Etranger, Meursault en venait à faire partie intégrante de cet univers brûlant, « le soleil était maintenant écrasant. Il se brisait en morceaux sur le sable et la mer » (E, 1165)

Le soleil brouille tout, endort les sens, abrutit, décompose les choses. Le renégat est lui aussi sous influence, celle, écrasante d’un dieu unificateur qui réduit et soumet tout selon sa volonté et sa force. La puissance des éléments témoignent de la petitesse de l’homme, il n’a qu’à se soumettre « sous le soleil cruel de la vraie foi ».

Le bien est donc réellement « une limite qu’on n’atteint jamais » tandis que le mal… et la nature est décidément bien supérieure à l’homme. Alors commence le retournement, « si moi aussi je suis méchant je ne suis plus esclave… » mais « si je m’étais trompé à nouveau… » Ce qui entrave sans cesse le renégat c’est ce doute permanent, cette alternance entre bien et mal.

C’est toujours l’envers et l’endroit.

L’absurde n’est pas absence de sens, au contraire, c’est parce que les choses ont un sens qu’elles sont absurdes. « L’absurde naît de cette confrontation entre l’appel humain et le silence déraisonnable du monde » (MS, 113) Pour être en accord avec le monde, pour atteindre ce point d’équilibre fragile et « tenter d’accorder sa respiration aux soupirs tumultueux du monde » (N, 56), il faut accepter d’ « être humain et simple ». (EE, 49)

3e Partie

LA QUESTION DES LIMITES

1/ L’ambivalence de la parole

La volonté sans limites du renégat était de régner sur les hommes par la seule parole (« régner par la seule parole sur une armée de méchants »). Ce discours à peine déformé de ses premiers maîtres qui « prêchent » la bonne parole, et qui, selon le renégat avaient tant de pouvoirs et ne savaient pas s’en servir puisqu’ils l’employaient seulement à convertir de pauvres hères, il le tiendra jusqu’à la fin même dépourvu d’organe. Même dans sa rédemption finale, il continuera de parler jusqu’à ce qu’ « une poignée de sel emplisse la bouche de l’esclave bavard ». « N’ouvre la bouche que si tu es sûr que ce que tu vas dire est plus beau que le silence » dit un proverbe arabe. La dernière phrase du renégat semble donner raison encore une fois à l’impossibilité de décider, de trouver la vérité et même au refus ultime d’accorder un salut au renégat En lui refusant l’aide qu’il demande, on le réduit au silence qui seul, a raison. Le silence se nourrit de l’impuissance du sens. Le renégat, esclave bavard est celui qui a tort. Il a tort de vouloir, il a tort d’avoir cru, il a tort de douter et aussi d’être trop bavard. Quelle que soit sa position, il a toujours tort, sa parole se dissout dans l’indifférence, celle de ses maîtres lesquels, ne l’oublions pas, il avait pour objectif de convertir à sa foi au Seigneur et qui ont eu raison de lui. Ces mêmes êtres sont d’ailleurs toujours silencieux.

Ceux qui crient, gémissent, râlent sont les esclaves comme le renégat, et les jeunes filles violées sous ses yeux. Quant au garde, il fixe le renégat toujours « en silence ». Ces maîtres là ne parlent pas, ils crient certes, mais comme crie le désert « partout sous la lumière intolérable ». Leur seul langage commun est dans ce cri qui réduit tout au silence. Un cri strident et silencieux qui fait penser au cri de Munch.

Délivrer une parole est donc impossible en ces lieux de silence où les éléments règnent en maîtres. Le renégat a cru le contraire, il a cru au pouvoir de la parole, il s’est trompé, on l’a trompé. « On lui [« au Seigneur de la douceur, dont le seul nom me révulse »] a coupé la langue pour que sa parole ne vienne plus tromper le monde ». Ici l’identification qu’établit le renégat entre le Seigneur et lui même énonce toute la parabole christique du texte et qui se retrouve dans les paroles du renégat lorsqu’il récite le « Notre père » en détournant les paroles saintes au profit du fétiche : « ô fétiche[…] que ta puissance soit maintenue, que l’offense soit multipliée que la haine règne sans pardon sur un monde de damnés, […] que le royaume enfin arrive… » Le renégat, par sa volonté de toute puissance s’est cru l’égal du Seigneur, là est son erreur.

D’autres plus fort que lui le lui ont démontré.

L’ambivalence de la parole à la fois bonne et mauvaise, nécessaire et inutile, se conjugue à celle qui existe dans le discours confus du renégat. Mélanges de réminiscences aigres sur son enfance et sur les souffrances endurées dans son trou et aussi ce violent désir de tuer le père comme il tuera son Seigneur en se détournant du bien. Le désir de tuer le père s’accomplira dans le meurtre du missionnaire qu’il attend. « J’ai un compte à régler avec lui et avec ses maîtres ». Qui désigne ce lui sinon à la fois le père, le maître, le missionnaire, le monde enfin ? D’autre part, depuis qu’ils lui ont coupé la langue, « une autre langue parle dans [sa] tête ».

Quelle est cette voix qui l’humilie et lui dit « patiente encore, sale esclave » sinon sa conscience qu’il retrouvera à la fin ?

Mais l’ambivalence de la parole comme l’impossibilité à trouver des limites entre bien et mal ne se réduisent pas à une simple dualité, c’est toute la complexité de ce texte qui donne la mesure de la complexité à se tenir entre parole et silence. Mais que reste-t-il au renégat après qu’on l’ait réduit au silence, sinon la solitude et la confrontation avec sa propre conscience ? « C’est dans le silence que l’âme entend24. »

2/ Vide, attente, solitude

Cette rage de parler qui assoiffe le renégat d’autant plus que sa bouche n’est plus qu’une plaie, illustre bien comme dans La Chute d’ailleurs un besoin de faire barrage au silence, comme pour attester enfin de cette appartenance au monde et affirmer encore par ce faible moyen son importance personnelle. « Parler vite, écrit S. Beckett, des mots, comme l’enfant solitaire qui se met en plusieurs, deux, trois, pour être ensemble et parler ensemble dans la nuit25. »

Mais la parole du renégat reste vide parce qu’elle est sans silence, sans pause, close, étouffante, elle n’a jamais le dernier mot.

Cette parole renvoie au néant, au désert, « le désert crie partout » dit il complètement abruti par la chaleur. On peut faire ici un rapprochement avec la voix qui parle dans sa tête, « qui marche sans arrêt dans [son] crâne » mais encore avec celle qui dit à la fin : « qui parle, personne, le ciel ne s’entrouvre pas, non, non, Dieu ne parle pas au désert ». Dans ce long monologue, sauf pour la dernière phrase, épilogue donné par un narrateur inconnu, tout est compact, dur, matériel comme « un bruit de cailloux remués ».

De plus, la scansion lancinante des « râ-râ » ne dispose pas le lecteur ou l’improbable destinataire de ce discours à entendre sinon écouter les souffrances du renégat. En même temps, c’est presque trop douloureux que de voir, en miroir, dans cette attitude extrême, l’avilissement dans lequel nous pourrions nous-mêmes tomber par avidité, obsession de la toute-puissance, désir de domination ou arrivisme.

La parole tourne en roue libre dans cette tête en « bouillie », elle emplit le silence des lieux, c’est par souci d’ordre nous dit le renégat.

Parler permet de tenir, de durer, de se donner une contenance, bref, d’exister.

Mais si les personnages de Beckett remplissaient leur présence par la parole, le renégat est dans une situation bien plus intenable. Il nous parle, mais nous savons qu’il n’a plus de langue.

Il y a alors plusieurs langues dans sa tête, plusieurs personnes en une seule et qui s’opposent. La présence de la parole et l’impossibilité de se faire comprendre, ce silence, c’est déjà la mort.

Parler pourrait avoir pour finalité  de donner à ceux que l’attente vide de toute substance la sensation d’exister momentanément. Tant qu’il y a la parole, il y a la vie. Le langage apparaît ainsi dans sa dualité : il serait délivrance par rapport à l’angoisse de l’attente mais aussi signe d’aliénation. En l’absence de toute réalisation de désir, « ce qui se passe, ce sont des mots26. »

La seule chose dont le renégat est sûr c’est qu’il attend le missionnaire qui doit venir le remplacer. Et tout est dans cette attente. Attendre quelque chose ou quelqu’un pour pouvoir exister malgré tout. Le renégat, on l’a vu, a besoin d’une finalité. Cette attente comble le vide qui a pris place autour de lui et en dedans de lui, depuis qu’il est prisonnier. L’attente lui est salutaire.

Mais dans cette double attente, celle du missionnaire et celle d’une obtention de la vérité, notre renégat n’est plus qu’un fantôme.

On vit dans l’attente comme sous un charme, absent au monde, hypnotisé par l’objet absent : il manque quelque chose et il ne « manque » rien ; il manque quelque chose qui n’est rien ; qui n’est rien et qui est tout ; qui est donc presque rien. Car le presque-rien est justement ce qui est tout27. »

Car ce que le sujet attend c’est peut-être moins l’objet que la réalisation de soi-même. On pourrait dire à la manière de J. P. Richard que ce personnage « intérieurement flou », à la façon beckettienne continue indéfiniment d’en finir.

En effet, juste avant de tirer sur le missionnaire, il fait sa prière à son nouveau maître, il était dans cette seule attente comme fin. L’adoration du mal pour le mal est confirmé dans le plaisir qu’il prend à l’idée du mal que les soldats lui feront. De plus, à aucun moment il ne quittera sa folie d’identification d’avec le christ crucifié : « j’aime ce coup qui me cloue crucifié ». Cette identification énonce la solitude profonde du renégat. Il n’a pas d’autre repère que celui-là, il est seul, face à lui-même, depuis toujours, et c’est cela qui lui est intolérable.

Pris dans un vertige, confronté à son propre vide, le renégat est comme Giovanni Drogo dans le Désert des Tartares, il se perd dans cet oubli minéral de soi, s’enfonce dans cette dépersonnalisation où seuls règnent en maître le soleil et le fétiche et lui au fond de son trou, il finit par pourrir, au sens physique et moral du terme.

3/ Modernité du Renégat

Le classicisme de l’écriture camusienne n’enlève rien au caractère profondément moderne d’un texte comme le Renégat. Toutefois, il semble que la problématique de la condition humaine rattachée à la fin des croyances se soit accentuée en cette fin de siècle par la prise de conscience du vide qui nous entoure et la difficulté à se raccrocher à quelque chose.

On relèvera volontiers cette tendance dans le roman actuel, à la désubstantialisation des corps. Identité, temps, mémoire, vide, corps et âme sont des thèmes forts.

En effet, « là où Beckett faisait de clochards une incarnation grotesque de la déréliction, nous dit Bruno Blanckeman, Bernard-Marie Koltés multiplie les personnages de rôdeurs interlopes, de fugitifs hors-la-loi, comme autant d’ombres d’une humanité en dérive. »28 Toujours dans une même quête identitaire, Antoine Volodine exécute différents cas romanesques de fractures psychique ou encore Marie Darrieussecq dans Naissance des fantômes avec l’évanouissement des corps de la narratrice et du mari de cette dernière entraînant la dilatation du temps.

Les personnages de P. Michon ne vont pas non plus vers la réussite, leur destinée est faite de ratages et de faux-pas, le narrateur même partage avec eux « la terrible certitude d’errer ou d’omettre ».

L’époque contemporaine énonce un malaise, un désenchantement et une difficulté d’être : « le degré d’interrogation est désormais tel que les courants s’effacent pour laisser la place à de véritables quêtes parfois désespérées de prise de conscience de soi29. »

Dans ce malaise de l’homme moderne confronté au vide, à l’absence, à la quête du sens et de soi, on peut retrouver le personnage du renégat tapi dans l’obscurité, sous la fraîcheur des pierres ou brûlant sous le soleil dans l’enfouissement et la bassesse.

Il est intéressant d’ailleurs d’établir aussi un rapprochement avec les personnages du Nouveau Roman. Chez Robbe-Grillet par exemple, le personnage se réduisait à une voix qui parle. Camus déjà dans la Chute et dans l’Etranger avait montré la voie. Mais plus proche du théâtre de l’absurde que du Nouveau roman, on retrouve dans le Renégat comme chez Beckett, un personnage qui n’est plus qu’un monstre protéiforme, une voix qui parle dans le noir.  

On a assisté ainsi tout au long du siècle, à une dépersonnalisation du personnage. En effet, «Les portraits du siècle finissant tendent vers la représentation d’une humanité malmenée. »30

Parallèlement, dans l’œuvre de Camus, le silence occupe une place très importante. Ce silence a pour corollaire dans l’espace, la notion de vide.

Cet appel du vide prédomine dans le Renégat, et «le vide n’est pas seulement la métaphore, il est encore la métonymie de la pensée qui le pense31. »

Mais l’univers de dégradation de l’homme confronté à lui-même, on le retrouve dans la littérature du Céline du Voyage au bout de la nuit, où le narrateur construit un univers halluciné où les marionnettes humaines se disloquent peu à peu dans une agitation convulsive ou encore dans Pylône de Faulkner où le personnage principal n’a pour toute identité que celle du « reporter ». Le personnage de ce monologue, dans la nouvelle de Camus, réduit à son apparence métonymique, n’est guère autre chose que « le renégat », il n’a pas de nom. Mais il est à la fois personne et tout le monde.

Conclusion

Une grande quantité de romans parus depuis le milieu de notre siècle finissant révèle que pour beaucoup d’écrivains la littérature doit s’intéresser à l’étude des problèmes existentiels et à l’idée que l’homme se fait de lui-même.

« Camus voyait en Dostoïevski l’auteur d’ouvrages immensément riches de signification contemporaine, et considérait  les Possédés comme une œuvre prophétique, pas seulement parce qu’elle préfigurait notre nihilisme, mais aussi parce que ses protagonistes étaient des âmes mortes ou déchirées, incapables d’aimer et souffrant de cette impuissance, désireuses de croire et ne le pouvant pas, tout comme ceux qui peuplent notre société et notre monde spirituel. »32

Le texte porte en sous titre « un esprit confus ». Le caractère particulièrement déroutant d’un texte tel que le Renégat tient très précisément à la confusion qui y règne et aux nombreuses questions qu’il pose. La mise en abîme de la confusion s’opère dans l’énonciation particulièrement troublante et dans l’opposition permanente entre les pensées du renégat et les éléments de la nature.

Ainsi, après lecture et étude, nous n’avons plus nous-mêmes qu’à nous taire et acquiescer. La solution du silence s’impose et réduit à néant même notre propre analyse. Tout n’est que bavardage.

Solitaires et profondément conscients que nous sommes, la confession ouverte du renégat nous renvoie à nos propres interrogations, d’où l’efficacité et la modernité de l’œuvre de Camus qui ouvre des portes mais ne les referme pas, sur un univers qui se dérobe sous nos pieds dans l’espace des possibles.

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Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien, T.2. La Méconnaissance, le Malentendu, Folio, 1980.

SOMMAIRE

Introduction p. 5

Première partie 

DESINTEGRATION D’UNE CONSCIENCE OU CELLE DU MONDE

1/Paranoïa et désir de domination p. 8

2/ Entre oui et non, bien et mal, l’autre et le même p. 11

3/ Et l’amour p.16

Deuxième partie

ENTRE PAROLE ET SILENCE

1/ L’homme, entre nature et culture p.19

2/ La pierre, la « philosophie du minéral » p. 21

3/ Les éléments : le feu et l’eau , le soleil et le sel… p. 23

Troisième partie

LA QUESTION DES LIMITES

1/ L’ambivalence de la parole p. 27

2/ Vide, attente, solitude p. 30

3/Modernité du Renégat p. 33

Conclusion p. 36

Bibliographie p 38

1 Etienne Barilier, Albert Camus, philosophie et littérature, Éditions L’Age d’Homme, Paris, 1977, p. 9

2 Qu’on se rappelle l’importance démesurée et le ressentiment qu’éprouve Clamence après l’embouteillage qui lui valut un soufflet, et l’homme du souterrain quand il veut se venger d’un certain officier

3 Hermann Ungar, Enfants et meurtriers, Editions de la Petite Bibliothèque Ombres, (Knaben und Mörder, 1920), traduction de François Rey, 1993.

4 Ernest Sturm, Conscience et impuissance, Dostoïevski et Camus, Parallèle entre « le Sous-sol » et « la Chute », Librairie A.G. Nizet, Paris, 1967, p. 76.

5Notes de Roger QUILLIOT, présentation des Muets, Pléiade, Théâtre, Récits, Nouvelles, 1962, p. 2045.

6 B.T. Fichte, Le sentiment d’étrangeté chez Malraux, Sartre, Camus et S. de Beauvoir, ed Minard, Lettres Modernes, 1964

7 Pierre Nguyen-Van-Huy, La métaphysique du bonheur chez Albert Camus, Neuchâtel, A la Baconnière, « Langages », 1962, p. 36.

8 « quand les dandys ne se tuent pas ou ne deviennent pas fous, ils font carrière et posent pour la postérité ), L’Homme Révolté, Gallimard, Paris, 1951, p. 75.

9 Hegel, Introduction à l’Esthétique, III, 3, Aubier-Montaigne, Paris, 1966.

10 Anne-Marie Amiot, Un romantisme corrigé, « entre oui et non », in Albert Camus, Revue Europe, octobre 1999, n° 846.

11 Dostoïevski, Notes d’un souterrain, Pléiade, p. 718.

12 A. Camus, La Chute, Editions Pléiade, Gallimard, 1962, p. 1535.

13 Ernest Sturm, Conscience et impuissance, Dostoïevski et Camus, Parallèle entre « le Sous-sol » et « la Chute », Librairie A.G. Nizet, Paris, 1967.

14 André Comte-Sponville – Laurent Bove, A. Camus – De l’absurde à l’amour, Editions de l’Aube, Gallimard, 1995, p. 26.

15 Peter Cryle, Bilan critique, l’Exil et le royaume, Essai d’analyse, Lettres Modernes, Minard, Paris, 1973, p. 83.

16 Laurent Mailhot, Albert Camus ou l’imagination du désert, PUF Montréal, 1973, p. 258.

17 E. Sturm, op. cit pp. 103/104

18 Lettre personnelle à R. Quilliot, 1952, et citée par celui-ci dans la Mer et les prisons, p. 234

19 cité in Albert Camus ou l’imagination du désert, Laurent Mailhot, p. 302

20 A. Camus, Noces

21 Lettre au sujet du Parti pris des choses de F. Ponge, 27 janvier 1943, Pléiade II, 1963.

22 Laurent Mailhot, op.cit p. 242.

23 Serge Doubrovski, La morale d’Albert Camus, Preuves, octobre 1960, pp. 39-49

24 Jean de la Croix cité dans Du silence, David Le Breton, Editions Métailié, 1999, p. 178.

25 S.Beckett, Fins de partie, Minuit, 1957, pp. 92-93

26 S. Beckett, L’Innommable, Editions Minuit, 1953.

27 Jankélévitch, Le Je-ne-sais-quoi et le Presque rien, 2. La Méconnaissance, le Malentendu, Éditions du Seuil, coll « Points » n°134, 1980, p. 19

28 B.Blanckeman, Aspects du récit littéraire actuel, Revue de littérature moderne, Dix-neuf-Vingt n°2, octobre 1996, p. 249.

29 M. Borgomano, É. Ravoux-Rallo, La littérature française du Xxe s, Éditions Armand Colin

30 ibid. p. 250.

31 J.C Beaune., Images du corps, corps en image, Université de Bourgogne, 1988.

32 Voir la préface de Camus à l’édition anglaise des Possédés – New-York : A.E. Knopf, 1960, p. 19-20.

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