3- Le vertige de n’être… rien
Ce silence aux échos océaniques que tu ne peux nommer, c’est une énergie au centre de toi qui tourne et tourne, qui décide de chacun de tes actes, chacune de tes paroles même expulsées difficilement. Il y a ce vide au creux de ton ventre, un vertige, une sensation unique entre extase et souffrance, tu t’y es habituée à force. Ne plus rien absorber. Tu ne sais plus quand tout ça a commencé. Ca a toujours été là. Ca vient et ça repart. D’abord un jour, puis une semaine puis des mois. On veut te forcer. Tu recraches tout ce que tu peux dans les toilettes. Il faut tout bien nettoyer, passer à la javel, aérer pour que personne ne s’en aperçoive. Tu te souviens. Du regard et des discours inutiles, des mots de la famille et de ces paroles : elle me fait honte, cette fille, elle veut faire croire qu’à la maison, y a rien à manger, elle me rendra folle. Folle, c’est peut-être bien de cela que tu souffres, d’une sorte de folie contaminatrice. Ils sont tous fous sauf toi, tu penses, ce monde est fou. Ou alors si c’est folie, la tienne t’est douce, elle te donne un sentiment de toute puissance sur les autres et c’est tant mieux. Toujours en équilibre, tu avances comme les figurines de Giacometti dans leur solitude, lisses et presque transparentes. Tu voles au-dessus du monde, aspirée par une musique intérieure puissante qui te guide jusqu’à ton lit. Tout tourne autour de toi, tu tombes dans l’escalier, te redresses, tu veux dormir, tu ne dors plus, tu es bateau ivre sur une mer violette et or. Quand ton corps essaie de s’abriter sous les couvertures mais que rien ne peut le réchauffer, ni les couvertures ni la chape de plomb du ciel au-dessus de cette mer, ta souffrance devient plus ample que toi, un plaisir inconnu au creux du plexus se déploie et te force à respirer… Inspirer, tu oublies si souvent aussi. Ta maigreur est une façon de disparaître, « remplis-moi ces joues, dit l’aïeule, quel dommage, tu es si jolie ». Ne plus être jolie, ne pas être vue, ne pas exister, disparaître, n’être rien. Un faible sourire sur ton visage pâle, le regard qui attrape quelque chose dans l’espace, les yeux qui se voilent et creusent des cernes bleues. L’enfance se passe entre privation et renoncement. Un jour, tout revient dans l’ordre. Le corps se rebelle, affirme sa volonté de vivre mais ça ne dure pas, ça se transforme, ça fait illusion mais c’est le même symptôme, il s’appelle boulimie. Tu te goinfres, tu avales tout et n’importe quoi et tu cours dans le couloir jusqu’aux toilettes. Elle crie pour le gaspillage, pour ta conduite de délinquante. Comment reprend-on goût ? Comment passe-t-on d’un état à un autre ? Pourquoi croient-ils tous que tu le fais exprès ? Quand parfois, tu ne sais pourquoi, la voix dicte de goûter un nouvel aliment, curiosité, envie ? Tu acceptes, pour ne pas déplaire à celle qui ne tardera pas à te dire : tu es trop grosse, arrête un peu de t’empiffrer. Tu renonceras à nouveau, cherchant l’équilibre, filiforme, transparente ; domestiquer sa faim, c’est se souvenir qu’il n’y a plus de souffrance au-delà du désir de ne pas. Pas de limite à la rudesse des habitudes, ce doux vertige n’a de raison secrète que celle de vouloir mourir quand on a accepté toutes les offenses. Etre différente et être seule à le savoir.
Etre tout ou rien, pour l’autre, pour un regard, un mot même dur, même violent. Le visage à nouveau se creuse, la peau se lisse, les os saillent, les yeux sont de plus en plus brillants, les joues disparaissent, la solitude refait son lit et le silence de la voix à nouveau. Disponible et ouvert à plus grand que soi, le corps atteint le sentiment océanique, il rejoint le grand tout, cette étendue docile sans contour ni fin, immobile et à peine frémissante, vibrantes vagues de l’océan.
Ton corps se grise de silence et de mots que tu repêches dans les livres et que tu alignes sur des cahiers à la couverture rouge et aux pages blanches. Blanches les pages comme ta peau, rouge le cahier comme ton sang qui bouillonne et érupte à l’intérieur de toi, te rappelant que tu es toujours en vie. La nourriture des livres est saline comme la mer, odorante et fraîche, elle rassure et apaise, elle est un vent frais qui souffle à travers tous les sentiers de ton âme, traverse l’île cartographiée de ton corps dans tous les sens, un parcours qui ouvre des chemins jusqu’au ciel. Seule les eaux, de la mer, de la pluie ou de ton bain te maintiennent dans cet univers onirique, un entre deux mondes que tu habites de nuit comme de jour et qui te garde loin de tout ce qui te met en danger. Tu nages mieux que tu ne respires et tu ne respires bien que sous l’eau, tu es poisson, sirène ou dauphin, tu vibres au contact de l’élément, furtive, évanescente, légère, originelle.
4- L’étau
N’aie pas peur. Il n’est pas d’autre malheur que celui d’être interdit de vivre, ni d’autre douleur que de ne pas avoir vécu. Le ciel est grand et il y a de la place pour tout ce qui porte un silence.
C’est comme cette langue amère que tu as dans l’oreille, il faudra en parler un jour.
L’établi est une vaste pièce sombre, sans fenêtre. Une pièce noire. De fait, on ne voit pas bien ce qui s’y trouve. Quand les yeux s’accoutument aux ténèbres, on peut voir le vélo du vieux, dans le coin à gauche, avec lequel il se déplace partout. Des chambres à air de rechange, des outils à l’acier tranchant, des balais de paille, des vieux clous rouillés, tout un fatras de choses qui n’intéressent pas les petites filles dit ton frère, pour ce qu’il en sait, parce que toi, tu sais bien quel usage maléfique tu ferais de ces vieux clous rouillés. Cette odeur qui incommode, c’est une odeur de camphre ou d’essence, mais aussi une odeur aigre, une odeur de renfermé, celle qu’il porte sur ses vêtements et ses mains velues aux tenailles obsédantes. L’étau est à droite en entrant, le soleil l’éclaire en premier quand il ouvre la porte qui grince toujours comme un signal, un avertissement. Son rire idiot, coincé entre connivence et gourmandise, un rire bas qui se voudrait complice pour se donner une contenance et puis, ses mains sur l’étau qui joue avec, clic-clac, clic-clac, des mains de géant qui avancent, tremblantes et te retiennent par le bas de ta jupe quand tu essaies de t’échapper. -Viens fillette, je n’ai jamais fait de mal à personne, moi.
Derrière, le jardin est peuplé d’arbustes, d’herbes folles et de fleurs sauvages à profusion, la sauge et la menthe le parfument délicatement, deux néfliers verdoyants font de l’ombre à la cour en pierre neutre cimentée qui donne sur un autre jardin, où se déploie le potager, tomates et salades que bordent la patience et les orties et au fond le poulailler. Sous un soleil incandescent qui aveugle, tu sors de l’établi, tu le suis jusqu’au poulailler, en silence. Les poules ont pondu, les œufs sont encore tout chauds, les lapins sont là aussi, plus silencieux et plus dociles. Il joue à faire peur aux poules, leur donnant des noms idiots, mimant leurs cris d’effarouchées, méprisant. La vieille femme observe par la fenêtre, immobile, silencieuse, tourmentée. Tu as cinq ans, puis six, huit, dix ans. Il porte un chapeau ou une casquette sombre qui lui donne l’air d’un bandit et une veste bleue de chine, ou une salopette bleue de travail, une chemise à carreaux. Il tient ta main dans la sienne, tu ne sais pas la lui refuser, tu obéis toujours aux adultes, comme on te l’a appris. Ses mains sont moites, transpirantes, tu détestes cette odeur âcre répugnante qui te suit partout et encore. Il tient dans sa main droite une canne sur laquelle il s’appuie en soufflant péniblement. Tu avances dans l’herbe mouillée, tu ramasses un caillou, cueilles une fleur, tu chancelles. Des effluves répugnantes, odeur d’urine et de chou pourri émanent des cages. La chaleur fait des mirages. Quand tu fixes le soleil, tout se brouille, tout se mêle, les caquetages des poules et les mâchonnements des lapins, le bruit du foin et de la paille froissée, ta sueur d’enfant pétrifiée, les essences plus violentes exsudant de son corps, l’humidité du lieu et sa fraîcheur disparue en une seconde, le parfum de framboise du bonbon qu’il t’a donné un peu avant, ta bouche sèche maintenant, la pression dans ta tête, tes yeux qui piquent, ton cri étouffé dans ta gorge, tu te répètes que tu es invisible, inexistante, ton corps n’existe pas. Il remonte ta robe, te fait changer de place, te pousse doucement dans le recoin sombre où sont les lapins. Le monde est rouge, le ciel est noir, l’air devient lourd, il va faire orage sûrement.
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