Lettre à Roland Barthes, Jean-Marie Schaeffer, Editions Thierry Marchaisse-2015

Schaeffer Lettres à Roland Barthes

 

Jean-Marie Schaeffer, spécialiste d’esthétique et théorie des arts (L’expérience esthétique, Gallimard 2015), se livre ici, dans cette Lettre à Roland Barthes, à un exercice incongru, selon ses dires : « écrire une lettre à un mort ».

« Employer la seconde personne, s’adresser à quelqu’un fait prendre au locuteur des engagements ontologiques forts, ce qui le met dans une situation ridicule s’il s’avère qu’il ne peut pas les honorer » et le place dans une situation de « double-bind inconfortable » puisqu’il s’agit de faire comme si Barthes était toujours vivant -alors qu’il rédige la lettre qu’il aurait aimé lui écrire de son vivant- tout en sachant pertinemment qu’il s’adresse à quelqu’un qui n’est plus et qu’il n’aura donc pas de réponse.

Ecrire à un mort ne le ramène pas. Pourtant ce faisant, il reprend vie sous la plume de l’autre qui fait comme si. JM Schaeffer pose la question de la survivance de l’autre en soi, qui bien que n’étant plus subsiste encore en nous, faisant, en parallèle, référence à Derrida évoquant « les morts de Roland Barthes » et à la difficulté de parler à un ami mort (comme d’un mort ou comme d’un vivant?), à qui parle-t-on « sinon à lui en moi » ?

Comment dépasser cette impossibilité ontologique que représente le fait de s’adresser à une personne alors qu’elle n’est plus ? JM Schaeffer se saisit d’un exemple même donné par R. Barthes dans Fragments d’un discours amoureux. Tout épistolier est toujours seul face à lui-même quand il écrit à l’autre, il est face à quelqu’un qui n’est pas là quand il lui écrit mais qui parlera plus tard, selon les codes de l’épistolaire. Sauf dans le cas de lettres de rupture, il y aura toujours une réponse, mais la lettre de rupture ne signifie pas que l’autre est absent.

Si, lorsque « je parle pour rien, c’est comme si je mourais », c’est parce que l’autre est en situation de pouvoir me répondre mais refuse de le faire, et me traite comme si j’étais mort.

Le risque est donc différent ici. Il est que l’auteur ne parvienne à « [le] convoquer devant [lui-même] de façon à [le] ramener au-devant de [lui] », qu’il ne réussisse à l’évoquer, au sens qu’en donne le « théâtre joué », soit « le faire venir à soi ».

« En vous convoquant, je me convoque du même coup devant ce « vous en moi » »

Ensuite, avec une révérence sensible, JM Schaeffer se pose la question de « l’inconvenance » à écrire à R. Barthes comme s’il était vivant et alors qu’il ne l’a pas connu.

Ce livre dit sans aucun doute le respect et l’admiration de son auteur à ce géant qu’était R. Barthes, d’autant que JM Schaeffer n’a été qu’un lecteur assidu de son œuvre, pas même un barthésien, ni un disciple ni un élève, n’étant pas de la même génération. En entrant dans son histoire personnelle, JM Schaeffer livre en même temps au lecteur des éléments de sa biographie.

Ecrire donc une vraie lettre à R. Barthes mais une lettre qui ne se réduise pas à quelques mots-clés idiosyncrasiques, espère-t-il, pour finalement, au terme de sa missive, avoir quand même ce sentiment que «le Roland Barthes qui ressort de ces quelques pages est passablement idiosyncrasique, lacunaire, partiel et partial. Tant pis, ou peut-être tant mieux. »

Cette longue lettre de plus de cent vingt pages croise donc la pensée de deux écrivains, l’un vivant, l’autre mort, de générations différentes.

Au fil du texte, une fois l’enjeu de cette correspondance à demi fictive présenté, la question du langage sera bien sûr centrale, comme elle l’a été toute sa vie durant pour Barthes. Est-ce que nous possédons le langage ou n’est-ce pas plutôt le langage qui nous possède ? Si la langue nous domine (« la langue est fasciste » dit Barthes dans Leçon) en ce sens qu’elle nous oblige à parler, elle enjoint aussi un « I would not prefer to be » à la façon de Bartleby, sorte de défiance infantile selon Schaeffer, tout autant qu’acceptation ontologique, « parler est asserter et asserter revient à accepter ce dont il est question. » Par ex, « dire la mort est inévitable, c’est accorder l’être à la mort ». Barthes en amoureux du langage pouvait aisément affirmer que « la langue n’est pas bonne en soi, mais uniquement sous certaines conditions », ou « la langue n’est bonne que lorsqu’il y en a plus d’une.  Dès qu’il n’y en a qu’une seule, elle devient mauvaise, parce qu’elle devient à la fois obligatoire (on ne peut pas passer à une autre) et autiste (elle est refermée sur elle-même) »

Pour sortir de « sa » langue, il y a l’écriture, même si comme le souligne JM Schaeffer, l’écriture étant une notion qui appartient autant au lecteur qu’à l’auteur, il existe des textes lisibles et des textes scriptibles, les premiers pouvant se lire sans effort, les seconds exigeant une réécriture. « L’écriture » est donc plutôt qu’une hétérotopie, une atopie interne de la langue que l’on peut identifier à tous les états dans lesquels elle est « hors d’elle ». Ou du moins, tous les états dans lequel elle fait un pas de côté[…] »

« Il faut que je parvienne (par quelque fatigue obscure ?) à me laisser tomber hors du langage » nous dit Barthes dans Fragments d’un discours amoureux.

Sortir donc du fascisme de la langue en faisant un pas de côté plutôt que par un « I would prefer not » enfantin.

Accepter la langue dans son insignifiance, dans son détachement quasi bouddhique. Renoncer à « saisir le non-saisir ».

Pour se libérer de la domination du langage, il faut se laisser porter par lui, léger et insouciant.

Au-delà de ces tensions entre le fascisme de la langue et de l’écriture, entre le dysphorique et l’euphorique, il y a la « magie » nous dit Schaeffer. Evocation incantatoire par magie blanche ou noire du langage, sous l’égide de laquelle s’est placée dès le départ cette lettre.

De Critique et Vérité, premier livre lu par Schaeffer, en passant par Mythologie ou la Chambre Claire, il interroge, questionne Barthes « absent », sans attendre de réponses autres que celles que le lecteur d’aujourd’hui pourra se poser à son tour. Il s’agit aussi à la fois pour Schaeffer de libérer sa réflexion sur l’oeuvre de Barthes si longtemps fréquenté, tout en proposant d’autres questionnements ouverts à d’autres lecteurs de Barthes et de Schaeffer concomitamment.

Sur la question du langage et du métalangage ainsi que sur le structuralisme au fondement des travaux de Barthes, Schaeffer dit qu’il faut deux générations pour réellement apprécier une pensée et que nous devrions aujourd’hui être en mesure d’avoir un regard « non biaisé » sur le structuralisme pour « en apprécier l’importance fondamentale ».

Schaeffer rend compte [à Barthes] de ses lectures depuis sa mort, celle d’Antoine Compagnon par exemple avec Le Démon de la théorie. Parler des textes littéraires c’est mettre en oeuvre une théorie. Ici, Schaeffer souligne la différence entre théorie et « doctrine » qui oppose le pôle « science de la littérature » tel que le définit Barthes et critique des textes. Il évoque également l’avant-garde d’un livre comme  Système de la mode, jugé en son temps « étrange œuvre baroque » par un spécialiste de Barthes comme Eric Marty ou même par Barthes qui le jugeait « daté ». Schaeffer s’efforce alors de lui redonner une légitimité toute moderne, objet d’étude culturel et anthropologique « d’autant plus que le vêtement est indissociable d’une pensée du corps ». Se référant à l’analyse de la mini-jupe par Barthes et vue au prisme de son regard, Schaeffer nous délivre sa propre connaissance en ce domaine, Chanel versus Courrèges, ou Lagerfeld et même une anecdote personnelle de Schaeffer sur l’envers et l’endroit (du vêtement, du langage?)

Abordant l’analyse narrative contemporaine des récits, chère à Barthes, JM Schaeffer évoque Ricoeur qui a beaucoup oeuvré pour l’étude du récit, expliquant que le tournant s’est véritablement fait après la mort de Barthes. Grâce à Barthes en entrant dans le récit on est d’entrée de jeu non pas dans la langue mais dans une multitude de langues. Barthes ayant soulevé également la question de l’illusion référentielle dans L’effet de réel, il ne manquera pas d’évoquer le désir de Roland Barthes de passer du côté du roman. Doit-on se poser la question comme Schaeffer de ce qu’aurait pu encore écrire Barthes s’il n’était pas mort si tôt ? Aurait-il réussi à traverser la frontière de la création romanesque si la mort lui en avait laissé le temps. Rien ne dit également que s’il avait davantage vécu, il n’aurait pas continué à en repousser le passage à l’acte.

L’étude de la narrativité demeure passionnante aujourd’hui encore à travers la psychologie cognitive comme en témoignent les travaux continués à la suite de Bartlett (Remembering, premier classique de l’analyse psycho-cognitive des récits, 1932 avant Propp), les premiers travaux datant des années 70 (Van Dijk, Kintsch, Minsky, Rumelhart, Mandler, Thorndyke, etc).

Schaeffer spécule sur ce que Barthes aurait fait à la lueur de ces nouveaux travaux sur le récit dont se sont emparés entre autres et en particulier les psychologues neuro-cognitivistes.

En toute fin de cette lettre constituée finalement d’un dialogue entre l’oeuvre de Barthes et JM Schaeffer, celui-ci lui rend hommage en évoquant sa dette depuis sa lecture assidue et régulière qui lui aura permis grâce aux ouvrages de Barthes sur la photographie d’écrire son premier livre : L’image précaire (Seuil, 1987), avouant à propos de La Chambre claire : « De tous vos textes, c’est celui qui me touche le plus intimement – à la manière d’un roman ou d’un poème plutôt qu’à la manière d’un texte « théorique », rajoutant plus loin :

« Qui, aimant la photographie pour ce qu’elle peut être, pourrait ne pas aimer ce livre-là ? ».

Au terme donc de cette longue lettre, l’auteur ne peut qu’exprimer quelques regrets, dans l’évocation qu’il a faite de Barthes, notamment l’oubli du « culte du plaisir » et d’un certain égotisme, voire hédonisme revendiqué par Barthes, deux termes peu valorisés aujourd’hui, tous deux liés selon Schaeffer à l’esthétisme, tout autant « mal vu». Enfin, dans le dernier regret, celui d’avoir omis d’évoquer L’empire des signes, « alors qu’il aurait dû en être le centre »,  et qu’il déclinera sur une note poétique, on pourra peut-être espérer que l’auteur nous préparera un autre livre consacré à cette évocation.

Marie-Josée Desvignes

le 30/10/15

Jean-Marie Schaeffer est né en 1952. Il est directeur de recherche au CNRS et directeur d’études à l’EHESS, spécialiste d’esthétique et de théorie des arts.

Dernier ouvrage paru : L’expérience esthétique, Gallimard, 2015.

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