J’ai visité ma vie
poèmes traduits par Annie Salager et l’auteur
Saleh Diab
Editions Le Taillis pré – 2013
Prix Thyde Monnier – SGDL -2013
C’est une poèsie narrative aux confins des drames amoureux que nous offre Saleh Diab dans cette anthologie de ses poèmes réunissant trois recueils lumineux. Une poésie amoureuse qui dit l’impossible de la relation, implore le Seigneur seul juge de ses erreurs, et où la tendresse « habite [ses] mots ». Eternel amoureux de la vie, du printemps et des femmes-fleurs, le poète évoque ici dans une langue limpide et belle la disparition, la perte (de soi, de l’autre) l’évanescence de l’être qui se perd dans chaque relation idéalisée, dit l’absente chaque fois nouvelle et renouvelée.
Elle, est toujours lointaine, perdue dans l’air du temps, inaccessible étoile, « son silence est ton écho », « l’odeur de [son]nom à peine un soupçon. S’accorche « à l’orée de sa jupe » comme le rai de lumière ou « le raisin sur le toit ». C’est un homme seul, aux abords des lucarnes, des étoiles, des cieux qui, nous dit-il, « d’un seul coup/ dans l’absence/[j’ai] gaspillé ma vie ».
Mais quelqu’un veille, quelqu’un ou quelque chose veille sur sa vie même si :
« dans mes yeux
les absences vont et viennent
telle des barques
sur l’eau »
Pourquoi est-il là ?
Lui aussi veille, surveille, ses regards se déportent du souvenir au réel de cette vie plus lumineuse entre rêves éveillés et réalité,
«mes yeux
font l’inventaire de l’obscurité »
Il faut bien éteindre le remords, ne pas laisser de place à l’obscurité, au doute, à la culpabilité.
« Aujourd’hui
il fait beau
le ciel est clair
au-dessus de la douleur ».
La prière seule vérité, pour ce pays où les amis sont restés, «se recueillir autour des chagrins » et les parer de lumière, celle de la neige, peut-être parce qu’elle porte le silence et la paix.
« que faire sous un ciel étranger
à part écouter l’oubli
broder mes années
comme la dentelle
pâtir de nos regrets
à l’air libre
tarir
en lisant des livres ».
Le poète exilé semble se brûler à chaque nouvelle rencontre, tel un papillon aspiré par la lumière du soleil, à cet exil où il a « déplacé sa nostalgie/vers la lumière/comme on expose une plante/ d’intérieur au soleil ».
Les souvenirs existent, omniprésents, se mêlent, se rassemblent et volent en éclat au quatre coins du livre. Il pourrait s’en nourrir, les couver jalousement. Non, « une touche de bleu/sèche sur sa vie. »
Il faut tromper la solitude, la perte, les « absences aveugles », cultiver « des kyrielles d’amitiés » et se nourrir des livres pour remplir sa solitude, marcher, courir, espérer dans le silence blanc de l’âme trouver celle qui remaillera « la fenêtre brisée de mon âme ».
« Tisseuse
Qui réparerait
la fenêtre brisée de mon âme
qui rebâtirait
les auvents démolis de mes mains
est-ce qu’une tisseuse
à la porte du jour
tisserait une tendresse
pour mes mains humides… »
Le lexique de la caresse et de la nature se mêlent, l’élément liquide est très présent ( « mes mains flottent sur les adieux », eau, mer, menthe, fleur, jardins, oiseaux)…
« dans ma main
le poids des erreurs pèse
et je n’ai pas su que le jardin
était indifférent à l’oiseau ».
Dans l’Oud blanc, déposer son silence, y laisser couler la joie, la nostalgie d’un amour disparu, perdu aux regrets infinis
« chaque fois que je ferme/mes yeux sur ton odeur/je vois la petite main/ de la rose ».
Départs, regrets encore, nostalgie des moments à jamais perdus. D’une perte l’autre, d’un exil identitaire à celui de l’amour déçu, il n’y a qu’un pas qui laisse indéfiniment la même blessure, et le même mouvement de fuite, une fin et un recommencement, partir toujours à chaque fois, d’un endroit à un autre, d’un cœur l’autre, et regarder sa vie passer, la voir chuter, il écrira la nuit « jusqu’à l’aube », il laissera couler la douleur, laissera monter la prière
« mes yeux
sont rivés sur le fleuve
qui rue sans espoir de retour »
Dans la douleur et le sang versé, indifféremment, regarder et attendre ce qui sortira de cette attente. Poèmes de l’errance, de la déambulation oublieuse, de la vacation vide, « j’avais un futur dans tes mains/ il s’est perdu »
De l’impossible fixité des choses, de l’exil du cœur, de l’âme, d’un corps à la dérive, J’ai visité ma vie pourrait se lire comme un voyage circulaire d’un point autour duquel on tourne et où l’on retourne, d’un exil de l’être perdu en lui-même, celui d’un voyageur qui ne sait où poser ses bagages.
Un exil est toujours plus ou moins forcé, plus ou moins bien vécu dans la grâce ou dans l’abandon, dans le désir de bonheur et son impossible accès. Ne restent pour le supporter que les livres et mieux peut-être, celui qu’il écrira.
Pourtant, c’est encore à la recherche de l’amour, seule vérité à cueillir pour le poète que le dernier volet nous convie, dans ce voyage amoureux d’une femme passionnément aimée, on retient d’innombrables phrases passionnées qui laissent entrevoir un espoir. « Je m’imprègne de ton regard » ; « ensemble nous traversons la cruauté » et c’est alors une grâce, une pause dans le temps et l’espace, un point d’arrimage, on est peut-être arrivé à bon port.
« nos mains effilochent des vagues », « la douleur /est en trêve/l’azur/ouvert à deux battants », alors que jamais la nostalgie ne le quitte car « longtemps les rapaces/voleront au-dessus de ta vie ».
L’homme dont la destinée a inscrit au fond de lui la perte (d’un pays, de racines, d’êtres) ne croit pas dans l’immuabilité des choses « la nuit toujours grogne dan sle sommeil de l’étranger. »
« d’en bas
le jour me regarde
avec des yeux de noyés »
L’absence de l’autre ou la peur de le perdre chaque fois réactive la douleur inscrite au creux de l’âme blessée et c’est peut-être dans la recherche désespérée de l’amour, dans la multiplication des rencontres que se tissent son unique espoir et son besoin d’exister.
L’errance se poursuivra donc, une errance amoureuse qui recompose indéfiniment la dernière perte. Perdu dans la ville ou sur le front de mer « je croise ma vie pour la première fois ».
La dépression est là : « je me pousse toute la journée comme une brouette ». Les souvenirs, les meilleurs, les plus simples sont réactivés (les amis du sud-ouest, la confection du confit de canard, une certaine adaptation à la vie en France) et après quinze années de cet exil, une véritable installation en France et cette nouvelle rupture qui a duré toute une semaine, se retrouver seul avec ses livres de Pessoa, dans une « traversée nocturne dont je me réveillerai sain et sauf », quand remonte cependant encore et encore la même question : « A quoi bon rester dans ce pays. »
Les souvenirs s’inscrivent dans le fil des jours amoureux, les bons et les mauvais, avec une certaine tendresse pour l’incompréhension et la difficulté de l’autre à prendre toute la place dans le questionnement de l’exilé :
Le déracinement empêche quelquefois de nouvelles racines, il est de ces âmes qui ne se réimplantent nulle part.
« Je m’éloigne
Je suis loin très loin
je m’éloigne de plus en plus
d’hier
le réveil s’est enrayé et mon rendez-vous
chez le coiffeur est tombé à l’eau
j’ai couru pour acheter des croissants
ils sont de plus en plus petits
leur prix continue d’augmenter
j’ai pris mon petit déjeuner
ouvert la boutique
balayé le trottoir devant le pas de la porte
Aboulkacem est passé
Il m’a fait un compte rendu de la situation du
monde arabe
j’ai appris le suicide de mon ami écrivain
par un appel téléphonique de sa sœur
je suis sorti
pour aller chercher des sacs d’aspirateur
j’ai rencontré la petite vieille anticonformiste
je la croyais morte depuis des années
j’ai visité mon ami malade
il regardait la messe à la télé
je suis rentré chez moi
j’ai cuisiné une épaule d’agneau
j’ai mangé
puis fait l’amour et la sieste et je me suis levé
j’ai attendu l’orage à la fenêtre
sans ouvrir le roman qui stationne
sur la table depuis plusieurs jours
je me suis coupé les cheveux
je suis ressorti pour acheter du pain
des cigarettes et des préservatifs
j’ai fait le plein d’essence
je suis loin très loin
je m’éloigne de plus en plus
d’hier »
Continuer sa vie et tenter de retrouver le dernier amour perdu, garder l’idée du bonheur, « c’est comme ça, ca ne vaut pas la peine de se prendre la tête », tenter l’acceptation philosophique, et en même temps, vivre en essayant de retrouver chaque objet, chaque chose qui a marqué la vie de l’autre, son roman préféré, reprendre deux chats comme les siens, sa marque préférée de stylo, sa salle de cinéma, la marque de son champagne, s’abandonner près de l’arbre où elle s’arrêtait, son silence et sa colère… s’apercevoir que tout est là encore, intact. Il se fond, « se
décompose /comme l’automne », dans cet amour inconsolable, un amour-passion destructrice parsemé de vifs échanges, de propos violents « tu envoies un couteau/je t’envoie un poignard/ tu me renvoies un couteau/ je te renvoie un poignard ».
Mis à la porte à trois heure du matin, s’apercevoir que ce qui lui fait de la peine c’est de devoir ramasser une à une les feuilles de son calepin dans lequel sont consignés tous les numéros de téléphone de ses maitresses….
La pluie
Depuis une semaine elle tombe abondamment
elle détraque mon sommeil
embrouille mes rêves
elle a failli dépasser les limites
qu’est-ce qu’elle veut me dire en frappant avec
cette insistance sur la fenêtre
et cognant sur mes pensées
je me faufile dans un café voisin
tourne le dos aux baies vitrées
je discute avec le serveur
je bois un double pastis
je remets ça
j’ai les mots trempés
mes phrases sont inondées
elles coulent dans toutes les directions
Marie-Josée Desvignes
21/03/15
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