Guillaume et Nathalie
Yanik Lahens
Sabine Wespieser Editeur
2013
Là où l’amour et le désir croissent, la vie avance toujours, même au milieu des désastres et des désenchantements, des menaces et des tremblements… Guillaume et Nathalie est un roman d’amour au cœur duquel se cache un motif plus trouble, suggéré pudiquement au début, révélé en toute fin, un événement violent dans l’enfance de Nathalie et qui a installé une faille, souterraine et invisible, venue se déposer sans jamais se refermer, celle qui survient lors de toute atteinte au corps.
Deux personnages de la classe moyenne en Haïti, l’un sociologue ayant fui « la corruption et le cynisme de la moyenne noire dans la fonction publique, la flibusterie ravageuse des hommes d’affaires à la peau claire, pour le professionnalisme préservé d’une ONG », l’autre architecte, ils se sont rencontrés autour d’un projet de construction pour la ville de Port-au-Prince, quelques semaines avant le terrible séisme encore dans toutes les mémoires. Nathalie, revenue dans l’île, a rendez-vous avec Peterson « un tiers garde du corps, un tiers vigie, un tiers compagnon de route » qui doit la conduire dans des zones difficiles, Peterson qui porte dans ses yeux son désir de fuite, mettre l’océan entre lui et cette île : « Maudite cette île , il le répétait souvent à Nathalie … même si je l’aime », alors qu’elle, malgré ses souvenirs douloureux, est revenue.
«Je suis bien placée, Péterson, pour t’expliquer pourquoi je suis revenue dans ce lieu que toi tu veux quitter. Comment, moi, j’ai touché les limites du monde et qu’il n’y a pas d’autre endroit où je veux aller. Ce serait trop long. Trop compliqué. Tu as raison et moi aussi. Le coupable est à chercher ailleurs. »
Où ça ? Dans la complexité des relations, celles entre hommes et femmes, entre dominants et dominés… peut-être. Comment justifier les actes de barbarie ? Nathalie tente de trouver une explication, une réponse à cette violence qui l’a atteinte… et d’expliquer à son ami qu’au milieu de la misère économique d’un peuple, la femme demeure pour l’homme, une possession, un bien comme un autre qui doit circuler, « Trop de gens, Peterson. Pas assez de biens […] nous les femmes, nous faisons désormais partie de ces biens. Mises à la disposition de tous. » Nathalie puise sa force dans le souvenir et le deuil d’Antoine parti trop tôt, Antoine son ami photographe, ce garçon qui avait su reconnaître en Nathalie « ce qu’elle prenait pourtant soin d’enfouir très loin, son envie de tuer le fantôme, son appétit de l’impossible », Antoine, seul soutien, qui lui criait « détache-toi, détache-toi de ton corps. Au bout d’un moment tu dois n’être qu’un œil. Rien qu’un œil Nathalie »
Il faut traverser le côté obscur et trouble de l’île avec ses corruptions, sa misère qui peut mener aux pires agressions et crimes, et « tout prendre. Tout. La douleur et le rire. »
Nathalie est cette femme forte qui a su se reconstruire et s’est bâti une situation, elle que dans le salon des Reiman, on aurait plutôt vue, avec sa peau d’ébène, « avec un tablier, ou […] debout devant des fourneaux, ou sur le lit de la case dans la cour arrière à être empalée par les maîtres ou troussée par les fils », mais qui garde dans son corps de femme, dans sa féminité et sa sensualité, les traces d’un traumatisme.
Le texte est bâti tout entier sur ce sentiment d’amour et de désir que se vouent l’un à l’autre ces deux personnages, l’un cinquantenaire et marié qui voit son univers basculer au point de songer au divorce et l’autre divorcée et libre qui ne saura jamais si elle pourra jamais faire confiance totalement à un homme. « De toute façon, il y avait longtemps qu’elle avait renoncé à rêver d’éternité, quand les hommes, eux, ne promettaient l’avenir que pour avoir le présent. Guillaume, serial lover, elle en était persuadée. »
Leur amour passionnel et charnel est pris en charge dans une narration sobre et forte à la fois, porté par une langue poétique, une pudeur délicate au cœur des scènes les plus intenses.
Guillaume et Nathalie est un roman sans misérabilisme, où la force de la voix de Yanik Lahens se décline dans la tendresse pour son île mais c’est surtout un roman sur le désir et l’attraction des corps, par-delà la blessure intime de Nathalie. Guillaume écoutera l’aveu final et lui écrira avant de partir : « ta maison sent la vie, Nathalie, comme ton sourire grave et ensommeillé, tes rires subits, ton effronterie, ton obstination ». Elle pourra dire ces derniers mots qui clôt le roman : « vous n’avez pas réussi à me tuer ».
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Yanik Lahens vit en Haïti. Dans ses romans, comme dans ses nouvelles et ses essais, notamment Failles (Sabine Wespieser éditeur, 2010) elle brosse avec lucidité et sans complaisance la réalité de son île. Lauréate du prix RFO 2009 pour La Couleur de l’aube, elle occupe sur la scène littéraire haïtienne une position très singulière par son indépendance d’esprit et sa liberté de ton.
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