J’ai dit ailleurs et souvent cette intimité qui me reliait, par delà les mots et, plus exactement, jusque dans les silences de préférence, à Albert Camus. Tous les grands lecteurs ont ce genre de relation avec des auteurs qui les touchent intimement. Ecrire incline à examiner de plus près cette relation, à s’interroger sur ce qui, au-delà des thématiques abordées qui pourraient nous faire nous sentir proches, vient bousculer notre vision du monde, nos propres interrogations. Les écrivains resteront alors des références longtemps indépassables dont il faudra se dégager. Elles viendront nourrir notre réflexion et seront toujours, plus sûrement un guide, une lumière dans la nuit de l’écriture.
Pour ce premier numéro de THE DISSIDENT consacré à Albert Camus, le directeur de la publication Rémy Degoul a demandé à quelques-uns, de s’exprimer sur leur relation à cet auteur majeur de notre littérature, désormais auteur phare de la revue.
Et vous, quel est votre Camus ? est le titre de la rubrique dans laquelle ma proposition est parue, sur le site de The Dissident.
Camus, l’artiste à l’œuvre
(article paru sur le site de The Dissident)
« Camus avait dit à Ponge, dans l’une de ses lettres, rêver d’une « philosophie du minéral ». Sceller un « destin de pierre » et, en devenant pierre, possiblement atteindre le silence intérieur. »
« Il y a la beauté et il y a les humiliés. »[1]
Si on a longtemps considéré Camus comme un philosophe en le désignant comme l’écrivain de l’absurde, il se voulait, lui, d’abord artiste. « Je ne puis vivre sans mon art », proclamait-il. « Il me faut écrire comme il me faut nager parce que mon corps l’exige », écrit-il dans ses Carnets. « Nous tous, artistes incertains de l’être mais sûrs de ne pas être autre chose », énonçait-il encore. Et c’est en artiste qu’il s’est présenté au discours de Stockholm.
Artiste donc, comme le sont la plupart des grands écrivains, faisant du langage et des mots leur matériau ; comme un artiste, aimant la beauté, l’amour, la liberté, la paix et, comme un artiste, revendiquant aussi le droit à s’exprimer. Sa profonde vision du monde – les injustices, la misère qu’il avait vécues et vues et dont il a rendu compte dans de nombreux articles – était au cœur de sa révolte, de sa pensée et de sa vie. On ne peut pas ranger l’écrivain seulement parmi les philosophes parce que, si la place du politique chez Camus l’y retenait malgré lui, l’importance de faire œuvre était trop liée à la question de la beauté et de l’art autant qu’à celle d’exprimer et chercher un sens à la vie.
Camus est né artiste pour rendre compte de la beauté et de la cruauté du monde, celui aussi qui l’a vu naître, au creux d’une vallée d’oliviers où le soleil et le sel, la lumière et la misère se côtoient sans discernement, réunissant les deux faces d’une même pièce. « Oui il y a la beauté et il y a les humiliés. Quelles que soient les difficultés de l’entreprise, je voudrais n’être jamais infidèle ni à l’une ni à l’autre »[2]. Si philosophie il y avait, c’était dans le cheminement de l’artiste, sa réflexion sur la beauté, la vie, l’amour et le « comment vivre ». Entre éthique et esthétique, l’artiste peut-il, a-t-il le droit de choisir ?
Une tension entre solitude et solidarité
Dans son discours de conférence pour le prix Nobel, il disait : « L’art n’est pas à mes yeux une réjouissance solitaire. Il est un moyen d’émouvoir le plus grand nombre d’hommes en leur offrant une image privilégiée des souffrances et des joies communes. Il oblige donc l’artiste à ne pas s’isoler ; il le soumet à la vérité la plus humble et la plus universelle. Et celui qui, souvent, a choisi son destin d’artiste parce qu’il se sentait différent, apprend bien vite qu’il ne nourrira son art, et sa différence, qu’en avouant sa ressemblance avec tous. L’artiste se forge dans cet aller-retour perpétuel de lui aux autres, à mi-chemin de la beauté dont il ne peut se passer et de la communauté à laquelle il ne peut s’arracher. »
Mais faire métier d’écrire c’est savoir que les exigences de l’écriture sont une entrave à la vie même et à ses servitudes. Camus en témoigne dans Jonas ou l’artiste au travail. Il y rappelle cette tension existentielle entre solitude et solidarité telle qu’elle se manifeste chez tout artiste, une tension directement rattachée au sens tragique de l’existence humaine. On ne parle pas ici de doutes ni d’angoisses, mais du temps et de l’espace de liberté que l’écriture requiert et vole à la vie. Jonas est peintre, il ne peut vivre sans sa création. Et au milieu des bruits du monde, l’artiste est tiraillé entre son besoin de créer et l’obligation de vivre les servitudes du quotidien, dans la vicissitude des jours. C’est un déchirement que Camus connaît bien et dont il souffre, comme il l’exprimera à plusieurs reprises dans ses Carnets et ailleurs, se défendant tour à tour de ne pas faire passer l’art avant la vie ou de vouloir s’y consacrer totalement. Écrit à un moment de sa vie où il est pris dans les tourmentes agressives et les attaques sur son œuvre et ses positions (notamment sa controverse avec Sartre en 1953), Jonas ou l’artiste au travail est le résultat d’un profond désarroi dans lequel l’écrivain est plongé, désenchantement que l’on retrouve dans l’écriture de La Chute.
Camus est né artiste pour rendre compte de la beauté et de la cruauté du monde
Le dilemme qui oppose la vie et l’art est au centre du questionnement de Camus, avec la nécessité de se situer résolument du côté de la vie. Et c’est une question propre à chaque artiste. Le déchirement de Camus artiste se tient dans ce que, en dépit de tout, ce qu’il préférait au reste, « même à la liberté, même à la sagesse ou la vraie fécondité et même oui même à l’amitié »[3], c’était son œuvre littéraire.
Sa passion de l’écriture et de l’art étaient au moins aussi nécessaires à sa vie que son désir de prendre la parole pour les humiliés de l’histoire. Celui qui écrit, le solitaire, peut-il être solidaire ? « Écrire, c’est se retirer, non pas dans sa tente pour écrire, mais de son écriture même. S’échouer loin de son langage, l’émanciper ou le désemparer, le laisser cheminer seul et démuni. Laisser la parole », écrit Derrida dans L’Écriture et la Différence[4]. Le dilemme qui lui faisait tour à tour vouloir s’exprimer ou renoncer, tout entier entre parole et silence, le rapprochait d’une certaine façon, me semble-t-il, de ces écrivains en quête de vérité qui questionnent le langage, la passion de l’écriture, le texte (à l’instar de Louis-René des Forêts ou Edmond Jabès pour la littérature du silence, le désert, la vérité…). Mais « chaque artiste, sans doute, est à la recherche de sa vérité » (L’Énigme). Et la seule vérité de l’homme se trouve dans sa lucidité face à sa condition, dans son refus de désespérer et dans son « acceptation » (et non sa résignation) – le rocher de Sisyphe qui retombe toujours étant au-delà de la condition de l’homme, celle-là même de l’écrivain, qui ne cesse d’écrire et de réécrire (voir le travail patient de Grand dans La Peste).
La philosophie du minéral
Au fil du temps et des succès pourtant, s’affronter à la parole adverse l’a souvent blessé, lui a fait désirer parfois être « pierre entre les pierres » pour que la vie ait un sens. Camus avait dit à Ponge, dans l’une de ses lettres, rêver d’une « philosophie du minéral »[5]. Sceller un « destin de pierre »[6] et, en devenant pierre, possiblement atteindre le silence intérieur. Dans cette « philosophie du minéral », qui consiste à se retirer dans le silence, à accepter sa condition, on retrouve la question de l’insupportable dualité du monde et de la vie qui porte en elle, ensemble, la beauté et l’injustice. Il reconnaissait que son œuvre ne l’avait pas libéré mais asservi, il avouait la préférer à tout avant la liberté, et même l’amitié (Carnets), mais c’est à cette énigme de la vie que son œuvre était vouée, à la recherche d’un « comment apprendre à vivre », comment acquérir un savoir-vivre avec un savoir écrire et faire une place à l’Amour.
Camus pouvait-il seulement consacrer sa vie à l’art du beau et renoncer à l’engagement de sa parole ? Parler du beau ne suffisait pas (on se serait pourtant satisfait aux seules magnifiques Noces et autres textes remplis d’images poétiques), il fallait (et là était la vraie nature de Camus) parler pour les muets de l’histoire, pour ceux qui ne savent pas s’approprier la parole. « Le rôle de l’écrivain, du même coup, ne se sépare pas de devoirs difficiles. Par définition, il ne peut se mettre aujourd’hui au service de ceux qui font l’histoire : il est au service de ceux qui la subissent »[7].
Solitaire et solidaire donc. Ou ni l’un ni l’autre, « pierre parmi les pierres », se dissoudre dans l’amour et dans la seule beauté mutique du monde, celle du minéral. « Il n’y a pas d’autre accomplissement que celui de l’amour, écrivait-il dans ses Carnets II, c’est-à-dire du renoncement à soi-même et de la mort au monde. Aller jusqu’au bout. Disparaître, se dissoudre dans l’amour […] S’anéantir dans l’accomplissement et la passion de la vérité. »
[1] Albert Camus, Noces à Tipasa, Gallimard, NRF Essais, 1950.
[2] Ibid.
[3] Albert Camus et Jean Grenier, Correspondance (1932-1960), Gallimard, 1981.
[4] Jacques Derrida, L’Écriture et la différence, Points Essais, 1967.
[5] Francis Ponge, Le Parti pris des choses, 27 janvier 1943, Gallimard, La Pléiade II, 1963.
[6] Albert Camus, L’Été, Gallimard, 1954.
[7] Albert Camus, Discours de Suède, Gallimard, 1958.
Votre commentaire