La langue maternelle, est-ce la langue de nos mères ? Celle de notre petite enfance, peut-être même différente de celle de la mère ? Celle qui nous donne notre identité ? Si tout passe par le langage, elle est toute puissance quand l’écrivain s’en empare faisant œuvre « avec » et « contre », tout à la fois lui appartenant et s’en tenant éloigné. Sait-on toujours si elle nous constitue ou nous dépossède, si elle est nôtre ou étrangère ?
L’écrivain parfois ou le poète plus souvent la tient éloignée de lui, la cherche dans un ailleurs, un autre idiome, peut-être une langue fantasmée, dans le refus, la honte de ne pas posséder celle d’une ascendance déniée.
L’exil est un voyage aux frontières du mystère, de l’absence et du manque d’amour.
Parfois il arrive aussi que son accès se pare d’un double interdit ; quand la mère elle-même s’est tenue loin de l’enfant, lui refusant ce partage. Alors, dans les mots du corps s’inscrit le silence au cœur même de la parole niée. Dans cette crise de langage, les mots deviennent de véritables « sables mouvants » (Bataille) piégés par la fulgurance et la rage du dire.
L’exil, l’abandon et la petite musique lancinante de cette langue amère composent ici l’acheminement à son indépassable expression.
Dans l’exil de la langue
dans l’épaisseur des songes
dans la nasse des mots
puiser au puits du temps
réconciliation et silence.
I – L’EXIL DE LA LANGUE
Dans la nuit, la langue
La langue m’a perdue au jour de ma naissance
au milieu de décembre
la nuit s’est levée sur le seuil de ma vie
au socle des limons creusés dedans la terre
la lumière s’infiltre et je suis confondue
*
Mères immobiles aux écumes de sable
transformatrices du tout
une parmi les vôtres
la figurine avance
obstinée suspendue
au-dessus d’un pont.
*
Silhouette filiforme
seule comme les femmes de Venise
fluettes en réduction
indéfiniment allongées
dans ma solitude
je me tiens à distance
tant je sais parler à mes morts
*
De la nécessité de trouver une langue
qui parlerait par ma voix secrète
au plus intime de mon labyrinthe
j’ai – éreintante recherche dans la sphère des jours
abandonné l’illusoire trajectoire
la vie prend trop de place
et me trahit sans cesse.
*
Je ne parle pas la langue de ma mère
et par dessus la lagune
c’est celle qu’on dit maternelle
pourtant qui me parvient.
*
Je t’ai soumise ô langue mère
à l’inutilité de ta parole
à mon absolue volonté d’exister
à vouloir dire à vouloir taire
tu es restée langue morte
ou plutôt lettre morte
ou encore dirais-je l’être mort
féminin masculin confusion des genres
quand langue et matrice se confondent
dans l’indifférence de la chair
*
Dans la déperdition et l’horreur
perte de la langue
dissimulation des traits
immolation de la déesse-mère
plus d’idole
de jour comme de nuit
absente enferrée
mais toute puissante la langue.
[…]
« Nommer la parole absente » – cette recherche d’une langue en exil parcourt ce triptyque poétique. Cette langue, est-elle maternelle, est-elle celle d’une terre, est-elle celle d’une mère, est-elle au delà ? On avance par touches sensibles dans une interrogation qui prend corps à travers les mots de Marie Desvignes, mais pour toucher toujours une ambiguïté continue : cette langue qui prend corps, qui peut-être est le corps, est aussi insaisissable, au delà des mots. Cette recherche est-elle prise au piège ? Pourtant, la force de la langue poétique rend le corps – très présent – et les sensations, vivant et vivantes. Le verbe fait chair. Ce questionnement qu’elle poursuit, à mon avis, n’est pas vain – il y a une parole qui se crée, dans le cheminement, dans l’écoute du corps et des sens. C’est ce que me dit ce recueil, de belle langue, de Marie Desvignes.
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