C’est par Jacques Dupin que je suis entrée en poésie, par un texte inattendu Le corps claivoyant, un jour de printemps lumineux où je me promenais dans la campagne, n’ayant pour seul bagage que ce livre d’un auteur que je ne connaissais pas encore, c’était il y a vingt ans…
depuis je lis et relis Jacques Dupin, si proche
M’introduire dans ton histoire est un recueil de textes, chroniques poétiques sur la poésie, les rencontres, les poètes que Jacques Dupin a aimés
» « M’introduire dans ton histoire » : en détournant les premiers mots d’un poème de Mallarmé, Dupin ne souligne pas seulement l’importance d’une histoire vécue, le prix des amitiés entraînant le JE vers l’énigme du TU, l’apport des anecdotes qui ne s’écrivent pas mais nourrissent l’écriture. C’est aussi bien l’instant rare d’un éveil à l’autre, les esquisses incertaines d’une complicité pressentie que suggère le choix d’un incipit évoquant précisément un désir de commencement, d’introduction. Puis il s’agit en quelque sorte de retourner Mallarmé contre lui-même, contre la folle ambition du Livre « architectural et prémédité », contre l’écriture des Tombeaux qui pétrifient la présence aimée dans le « calme bloc » des histoires bien conclues. Alors qu’il suffit, pour se dégager des trop pesantes architectures, de l’artificielle continuité des discours ou de l’étouffante cohérence des récits refermés sur eux-mêmes, d’en revenir au jaillissement d’une naissance – une naissance à autrui prenant toute la valeur d’un « coup d’aile ivre » brisant le gel des éternités anticipées. » (préface de Valéry Hugotte)
Extraits
« La poésie, si elle existe, si elle a jamais existé, n’a nul besoin de sortir de son labyrinthe souterrain, ni de s’écarter de son tracé volatil. Ni de se manifester ni d’être représentée. Vous le savez, vous qui lisez, vous qui oubliez de lire, qui vous hâtez d’oublier ce que vous n’avez pas lu — elle est ainsi faite, ainsi dérobée qu’elle échappe au panorama littéraire, au système éditorial, à l’inquisition des médias, comme à la curiosité bienveillante d’esprits fins s’inquiétant de son « absence. » (Eclisse)
« Le vent, ou le vide, ou rien. L’a-til assez répété, et poussé devant lui, de ligne en ligne, et par l’amertume des plis de la bouche, ce mot : rien, lâché comme un défi… Comme si un entêtement à dresser devant lui cette masse de vers et de proses, à déployer cette écriture ajourée de vide, ne visait qu’à ressasser pour le nier et l’abolir ce rien. Le reste arrive de surcroît, s’épanouit, éclate, mais pénétré, altéré, aigusé par la négativité qui fuse de multiples foyers et blesse toute chose. Une lampe innue s’allume sur la table. La branche d’aupépine s’éclaire dans la haie. La chambre et le monde respirent. Et la persienne bat sur le déchirement d’un grand ciel gris de neige… » (La difficulté du soleil, à propos de Pierre Reverdy)
« Dans le trébuchement des mots, et l’angoisse du poème à la dérive, par l’assèchement des terres et le laminoir de la terreur d’écrire, demeurent les mots de Blanchot : « Ecrire est la violence la plus grande car elle transgresse la Loi, toute loi, et sa propre loi ». Le combat est sans issue, est incessant, ni vainqueur ni vaincu, un combat mortel intégrant la mort, déjouant la mort, la marquant d’impossibilité en se portant à l’inconnu, à l’inconnu du monde, à l’inconnu de l’autre. CAr il y a toujours dès le premier élan, un comparse inconnu, un lecteur inespéré, qui donne créance à l’attente du mot, à l’oubli du mot.
L’Attente, l’oubli, ces deuxmots inséparables et séparés, m’ont toujours paru révéler le moment unique, l’instant culminant de l’opération poétique. » (Maurice Blanchot et la poésie)
« A égale distance des sources et du delta, ignorant la fureur et l’agonie, la poésie de Schehadé agit merveilleusement par la seule limpidité de ses eaux et le silence de ses berges. Le regard qui s’y baigne découvre la fraîcheur, le recueillement, une félicité fragile que l’aridité des jours lui refuse. De blancs nuages rapides traversent son ciel, et l’amitié des oiseaux inquiets l’accompagne. Rien d’autre et cela suffirait. » (Un chant sans visage, à propos de Georges Schehadé)
« J’avais la sensation dès mes premières rencontres avec lui, au début des années cinquante, mais aujourd’hui plus clairement qu’alors, que nous procédions, que nous étions descendus séparément, des mêmes collines rocailleuses et nues. […]
[…]Une fin d’après-midi, pour une ultime et dérisoire question de mise en page, j’ai appelé. Il a décroché. Il m’a entendu, n’a pas dit un mot. M’a laissé seul, m’a laissé parler seul plusieurs minutes. Et m’inquiéter, m’enferrer, offrir de le rejoindre, de lui porter secours. Bafouiller à perte de voix, dans le vide. J’entendais sa respiration. Enfin le déclic, et l’interruption de l’écoute. Une fin d’après-midi de la fin d’avril, en 1970. (Un appel, à propos de Paul Celan).
Et puis…
L’épure sur Mouvement par la fin, livre de l’ami Philippe Rahmy :
« Mouvement par la fin, titre du livre, mouvement à rebours de l’écriture qui commence avec l’instant de la mort pour remonter le cours de l’éclat et de l’éclatement d’un corps harcelé par les attaques d’un mal inflexible. Mouvement par la fin, une fin de non-recevoir qui, s’écrivant, se donne et se projette, appréhendant l’issue que le mouvement appelle en la révoquant – et dont il procède par le « par » qui l’enjambe et qui la dénie.
Comment aborder ce livre bref, brûlant et glacé, dont le titre est complété abruptement, et comme écartelé, roué vif, par les mots : « un portrait de la douleur » ? De là, en deça, ici, la douleur est un regard. Un regard qui se reconnaît, qui s’approfondit et s’allège quand les mots qui le traversent crissent sur le papier. Le point d’origine, le premier mot, jaillit de l’instant de la mort et s’efface dans la torpeur. »
[…]
« La douleur est un morceau de soleil ». La douleur est un levier, un levain.Elle ne le quitte pas. Elle ne le quitte que pour un répit de courte durée, dans l’attented e son retour, d’un regain qu’il accueille, écrit-il, comme une « grâce », « le désir du mal », son « parfait plaisir ». Car il est allé si loin, elle a crusé si profond, a exploré son corps si intensément, qu’entre elle et lui l’attache indestructible, dans une asphyxiante étreinte, est une chance de survie, par l’équilibre et la transaction de la terreur et de l’écriture. « Si simple l’agonie »… ubiquité de la douleur dont vient de se tracer l’épure. »
Extrait de Mouvement par la fin de Philippe Rahmy (Cheyne Editeur, collection Grands Fonds) :
Je veux encore dire que chaque vie me semble plus digne d’amour que la mienne mais que je n’en désire aucune autre, pas même celle dont je suis privé. Il vient dans cet absentement concret qui me blesse un peu plus de beauté chaque jour : à mesure que je m’éloigne de la lumière, je m’enfonce davantage en elle.
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