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atelier 9 Entrer dans les maisons inconnues
Elle a pris un bus, porte de Clichy, puis un autre en gare de Lyon. Presque neuf heures de trajet. Ça laisse du temps pour réfléchir. Elle partira définitivement quand elle saura. Pas avant. Ce n’est pas du tout ce qu’elle avait prévu mais pour le moment, c’est ce qu’elle doit faire. Il le faut.
Elle voit un vieil homme, dans le jardin, qui taille ses rosiers ; une femme, à l’intérieur, assise dans un fauteuil, absorbée dans son ouvrage. Elle pousse la grille en fer forgée, traverse lentement la courette bordée d’aubépines et de roses au parfum subtil. Elle avance sur les pavés mouillés de la cour. Elle s’écarte de l’allée, contourne la bâtisse. Un carré de jardin, entretenu, odorant aux allées régulières de tomates et de haricots, ses plants de laitue, une grande étendue de pelouse et deux bancs, plus loin, un figuier centenaire et un néflier !
Elle entre facilement par la petite porte, à moitié cachée par les branches du grand saule qui la garde au frais. La serrure n’est pas verrouillée. La poignée crisse, les charnières de la porte grincent à peine. Elle reste dans l’ombre, la porte des secrets. Un accès direct du jardin à l’atelier. Une ombre se faufile derrière la vitre. Un chat peut-être. La pièce paraît moins grande dans l’obscurité, la baie vitrée est recouverte de longues tentures sombres. Au fond, le recoin sert à entreposer les cannes à pêche, les outils de jardinage, les caisses de vaisselle, livres, photographies, papiers. Tout est ordonné, un peu trop à sa place. Des senteurs de cuir et de miel peinent à recouvrir les effluves de térébenthine et de gouache qui y ont élu domicile à jamais. Plus qu’un parfum tenace, il flotte dans l’air un certain goût du bonheur, que l’âme de ce lieu a rendu sacré, même si les toiles sont bâchées ; même si… les fusains, les sanguines, et la palette de couleurs… rangés.
Derrière la tenture, un long corridor relie l’atelier à la maison. Il est dans l’ombre. Seul un rai de lumière filtre à travers la lucarne. Elle entend des éclats de rire dans le lointain. Le traverser, un double défi relié à l’enfance. Dépasser à la fois la peur du noir et braver l’interdit. Elle tâte les parois du mur, laisse sa main glisser tandis qu’elle avance dans l’obscurité. Sa paume frôle quelque chose de chaud et de doux qui se déplace furtivement, elle la retire, et simultanément, pousse un léger cri. Il y a de nouveaux habitants.
Des pas crissent sur la moquette du salon. Ses doigts écartent lentement la tenture qui ferme la vaste pièce à vivre. Il n’y a pas de moquette dans le salon mais un parquet flottant cérusé. Le piano droit, dans le fond de la pièce… De sa mémoire, coulent les notes légères de Blue in Green qui s’envolent comme par magie, la trompette de Miles Davis éternel ne doit pas être loin. Quelques fines gouttes de pluie glissent sur les vitres, absorbent le silence. La femme aperçue de l’extérieur lui tourne le dos. Elle est immobile, dans sa chaise roulante. Elle fixe maintenant la fenêtre qui donne sur la cour. Sur un des murs, manque un tableau, un portrait de famille. Sur la commode, un vase rempli de roses fraîches.
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