Capture d’un livre inexistant ou … à venir…
C’est à l’occasion du numéro spécial consacré à Georges Perec que le Magazine littéraire (n°193, mars 1983) a publié cette nouvelle inédite parue dans le bulletin Hachette Informations n°18 de mars-avril 1980.
Ce texte propose une énigme, une admirable pirouette sur le thème de la parole niée ou de la perte de la parole.
C’est aussi un jeu sur l’origine du texte et sur la propriété d’une parole ou d’un écrit.
La structure d’ensemble est une réduplication du texte cadre, en deux parties qui se démultiplient, réduplication qui renforce la cohésion du texte, mais un texte, voué à priori à une certaine incohérence et qui risque d’exploser.
Dans la première partie, il s’agit d’un jeune homme dont on apprend qu’il prépare depuis quelques années une thèse « sur l’évolution de la poésie française des Parnassiens aux Symbolistes » et qui trouve par hasard dans la bibliothèque de ses amis un ouvrage totalement inconnu de lui. Il en entreprend aussitôt la lecture et découvre au départ qu’il s’agit d’un centon réunissant de grands auteurs de la fin du XIXe s. Or, après cette lecture il s’aperçoit que le texte est daté de 1864, soit bien avant Mallarmé ou Rimbaud qu’il a cité. La longue confession au lyrisme exacerbé s’avère être une « anthologie prémonitoire », une sorte de plagiat par anticipation en somme. Dés lors et là, c’est la deuxième partie du texte, Degrael va entreprendre toute une série de recherches qui seront toujours entravées.
Thématisation de la lecture et mise en abyme
La lecture elle même est au centre du mécanisme ironique du texte, elle est thématisée par la lecture que fait Vincent Degraël d’un texte trouvé par hasard dans la bibliothèque de ses amis. Il s’agit d’une mise en abyme de la lecture puisque les textes ne nous sont pas donnés.
Il y a donc thématisation de la lecture de Vincent Degraël mais aussi de la nôtre car tout au long de notre lecture on se demandera qui a écrit Le Voyage d’hiver . Est-ce Hugo Vernier, les Parnassiens, ou Perec lui-même ?
Ce texte en effet se révèle au départ comme un véritable centon, recueil de citations d’auteurs du XIXe s.
Mais il y a ensuite retournement ironique puisqu’on peut se demander si ce n’est pas plutôt l’inverse, le Voyage d’hiver n’aurait il pas été écrit bien avant les Parnassiens ? Et dans ce cas il pourrait être le point de départ de tous les autres.
On remarque donc l’ironie du texte dans ce retournement de l’opinion commune, de l’idée de plagiat, du centon qui vient à l’esprit parce qu’on connaît les auteurs alors qu’on ne connaît apparemment pas Hugo Vernier.
En effet, qui est Hugo Vernier ? On ne le connaît en fait, qu’à travers Vincent Degraël qui effectuera des recherches en ce sens, et le narrateur qui nous livre cette histoire. D’ailleurs qui est ce narrateur ? Nous ne le savons pas non plus. Peut-être un lecteur de Degraël cette fois qui avait accès à ses documents.
Mais au-delà de l’identité de Hugo Vernier, on peut se demander aussi si le Voyage d’hiver est bien le texte original, s’il n’est pas fait de pièces et de morceaux non seulement des auteurs du Parnasse mais de Perec lui même, puisque Perec se cite lui même (p 12) : « C’était une longue confession d’un lyrisme exacerbé… » issu de W ou le souvenir d’enfance.
On verra donc que l’intertextualité fonctionne à plein régime dans cette courte nouvelle. Une intertextualité tout fait consciente et non pas paralysante mais fécondante
Intertextualité
Tout d’abord, il convient d’établir un rapprochement avec W ou le souvenir d’enfance dans la mesure où le livre commence à raconter une histoire, pour l’interrompre et en raconter une autre. A ce titre d’ailleurs, Claude Burgelin dans Les parties de domino de Monsieur Lefèvre dit également que cette première partie semble être une suite ou une reprise ou encore un pastiche de W.
Ensuite, dans Le voyage d’hiver de Hugo Vernier, il s’agit d’une sorte de récit écrit à la première personne et situé dans une contrée semi -imaginaire (comme dans W) qui rappellerait « avec une insistance insidieuse les paysages des Flandres ou des Ardennes »[1] (les Ardennes jouent on le sait un rôle tout particulier dans la géographie fantasmatique de Perec ) où tout est retracé « en termes sybillins ».
Il s’agit également d’un homme dont « tout laisse à supposer qu’il est jeune » qui fait un voyage aux allures initiatiques dont chaque étape avait été marquée par un échec et au terme duquel le héros arrive au bord d’un lac noyé dans une brume épaisse (écho encore mais discret de l’épigraphe de W empruntée à Queneau « cette brume insensée où s’agitent des ombres, comment pourrais je l’éclaircir ? ») Ici, intervient l’image du passeur et l’apparition des deux vieux drapés de noir qui semblaient surgis du brouillard et qui, se plaçant de chaque côté de lui, lui saisissent les coudes. On pense alors à Joseph K, à la fin du Procès.
On a une autre source d’inspiration aussi du côté de Gide, dans Paludes par exemple, qui relate l’histoire d’un célibataire dans une tour entourée de marais et qui par deux fois se nourrit de macreuses au début du récit ; et de plus, Paludes est aussi un texte qui ne cesse de se dérober et de « s’inécrire », dixit encore Burgelin. Mais la source la plus constante est celle du rêve avec une intelligence et une mobilité aérienne qui se déploient dans des créations d’images très proches de Borges. Cette variation autour du thème de W mène à un conte tout borgésien qui inverse et renverse les notions même d’engendrement et de création.(Cf le DonQuichotte de Pierre Ménard qui pose la question de la réception du texte, qui montre que sous un texte on voit toujours un autre texte). Sans parler de l’influence de Stendhal et de Thomas Mann (L’élu, par exemple).
Et enfin, pour finir, Le Voyage d’hiverde Perec est également textualisé:
– Un homme qui dort : « tu n’es pas mort. Tu n’es pas devenu fou » ;
« les deux vieux acteurs de seconde zone ne sont pas venus te chercher, ne se sont pas collés à toi formant avec toi un tel bloc qu’on aurait pu écraser l’un d’entre vous sans anéantir les deux autres ».
– Des renvois à : W ou le souvenir d’enfance, à La vie mode d’emploi
Ici, c’est bien une réduplication du texte cadre et de la structure même.
Structure du texte, un texte composé de deux parties :
– Une première partie renvoyant à la quête de Vincent Degraël (cf dans Degraël la référence à la quête du Graal) , récit d’un voyage initiatique que fait un jeune homme.
– Une deuxième partie étant plutôt une confession lyrique dans laquelle Vincent Degraël reconnaît des fragments de textes déjà lus quand la deuxième partie du Voyage d’hiver de Perec qui correspond aux recherches de Degraël.
Ces recherches vont être une série de vérifications ; puis on verra une interruption dûe à la guerre (qui fonctionne ici comme chez Perec comme effaceur de l’histoire puisque -on le sait, Perec a été obligé durant la guerre de 40 de gommer sa judéité et son histoire familiale).
Après vérifications des emprunts, il reprend ses recherches après la guerre, le livre existe bien, il a une côte à la Bibliothèque nationale et une existence en librairie ( côte qui par ailleurs n’a encore pas été utilisée à l’époque de l’écriture du texte, ce qui rajoute une ironie de plus).
Autre vérification : il a bien existé un H Vernier puisqu’il a été mentionné dans les journaux et correspondances de l’époque selon V Degraël.
Puis toute vraisemblance disparaît avec l’incendie de la maison ou Degraël avait emprunté le livre et destruction de l’état civil aussi de la commune de naissance du prétendu auteur.
Et apparaît en conclusion un autre Voyage d’hiver, celui de V Degraël cette fois frappé du sceau de la disparition, de l’effacement puisque seulement les 8 premières pages ont été écrites et que l’auteur lui aussi est mort.
On a donc deux parties : l’une racontant une lecture, l’autre étant une recherche sur l’origine de la parole lue. Recherche vouée à l’échec, échec de la parole écrite qui serait celle du Voyage d’hiver de V D cette fois.
Il y a ainsi tout un feuilletage de la parole de l’une à l’autre des lectures, et un enchâssement des récits dont on verra qu’ils peuvent devenir infinis.
Enchâssements des récits :
Des enchâssements de récits donc de lectures qui se déterminent toutes par l’incertitude où se trouve le lecteur quant aux auteurs respectifs de ces textes.
En effet :
1/ Perec est l’auteur d’un texte intitulé le Voyage d’hiver qui raconte la
2/ découverte d’un texte, celui de Vincent Degraël intitulé le Voyage d’hiver
3/ qui raconte lui même la découverte d’un texte d’Hugo Vernier intitulé le Voyage d’hiver qui raconte
4/ le voyage initiatique marqué par l’échec du jeune homme et une confession -est-ce bien celle du jeune homme ? on ne le dit pas.
5/ Cette confession étant faite aussi apparemment de la lecture écriture, lecture-plagiat ou recopiage d’autres textes.
On n’en finirait pas si on inclut le passionnant article de Cl Oriol-Boyer qui relate lui-même et est intitulé de façon très symptomatique le voyage d’hiver.
Hiérarchie des mises en abyme et blanc scripturaire
On peut en tout cas se demander quelle est la hiérarchie de ces mises en abyme. Quel est en effet le premier texte ? Est-ce le Voyage d’hiver de Degraël qui est une mise en abyme du texte de Perec en ce qu’elle est image de son propos ? Ou est-ce celui de H Vernier qui l’est ? Ou encore si le texte de Degraël n’était que reduplication du texte de Vernier ? Et dans ce cas, le texte de Vernier contiendrait potentiellement celui de Perec…
Tout dépend de la lecture que chacun en fait . Cette lecture que nous faisons d’une autre activité de lecture, celle de Vincent Degraël, mais n’est ce pas aussi d’une autre lecture : celle des auteurs du XIXe s ?
Au delà du côté ludique de la fiction, l’aspect vertigineux du retournement peut nous amener à nous poser la question de l’auteur et de la pratique de la citation.
V Degraël part d’un livre qui existe, celui de Hugo Vernier et arrive au bout de
ses recherches à un livre qui n’existe pas, celui d’un auteur dont l’existence n’est même plus probable.
Le lecteur arrive à la fin du texte en présence d’un 3e texte qui lui, est essentiellement constitué de pages blanches, un non-texte en somme auquel nous ont conduits les deux autres (puisque c’est la narration du premier, celui de Perec qui nous amène jusqu’à cette absence de texte et que c’est le second qui est à l’origine de cette absence.
Et là on peut rapprocher enfin la deuxième grande partie de V Degraël et celle de H Vernier. Le centon se rapproche de l’absence de paroles, du blanc scripturaire du texte de Degraël lorsque les deux vont vers une dissolution du sujet écrivant.
C’est bien la disparition du sujet écrivant H Vernier qui s’est fondu, totalement absorbé par les auteurs qui l’ont fictivement plagié, qui se sont appropriés son texte pour en faire la matière de leur propre écriture.
Cette dissolution instaure le passage vers la dissolution d’H Vernier, c’est le passage vers nier. Et là, nombreux sont ceux qui se sont amusés à jouer avec les anagrammes possibles des noms Degraël, Vernier
Pour Vernier, C Burgelin recense :
n Hugo vers niés
n Hugo vers reniés
n Rêves niés
n vers niais,
n Hugo, Verne y est
n hugo renversé, vers à l’envers
n VH/HV achevé
n V ou W renié, etc…
On est bien en présence d’une pratique textuelle qui déboucherait en somme sur le silence de la perte de la parole.
Le texte de Perec selon la définition qu’en donne Barthes est un texte étoilé, c’est à dire connecté par tous ses points. Texte bâti sur une bipartition que l’on retrouve au niveau du texte décrit, bipartition qui joue un rôle dramatique (puisque l’axe central est la disparition du texte décrit, celui de H Vernier). Mais cette coupure montre un renversement du texte de Vernier. En effet, après un début hyper-classique ( situation espace-temps que l’on retrouve dans beaucoup de textes du XIXe s) on se retrouve dans une sorte de quête, mais une quête à l’envers, puisque ici on va de quelque chose que l’on a découvert pour arriver à quelque chose qui n’existe pas. Du livre au blanc scripturaire. De plus, hormis les intertextes Perecquiens, la théorie de l’auteur intertextuel, ainsi que la multitude des jeux sur le signifiant, chers à Perec ont une place dominante dans ce court texte.
[1] Claude Burgelin Les parties de domino de Monsieur Lefèvre
Voyage au centre de la littérature ou le mystère de l’écriture
– Le jeu sur l’origine du texte
– Thème de la parole niée ou de la perte de la parole
Thématisation de la lecture et mise en abyme
– Mécanisme ironique du texte
– Isotopies énonciatives : Qui a écrit le Voyage d’hiver ?
– Réduplication de l’instance narrateur
Intertextualité
– Origine du titre
– Perec : héritier des auteurs du XIXe siècle
– Métatextualité des énoncés
Structure du texte – de l’intertexte au texte
– Un texte en deux parties
– Réduplication en deux parties
– Enchâssements des récits
Hiérarchie des mises en abyme
– Problèmes d’énonciation, principe de la citation
– Emboîtements des couches énonciatives
– Le centon ou l’absence de paroles – Forte présence du narrateur
Blanc scripturaire
– Dissolution du sujet écrivant
– Jeux sur le signifiant chers à Perec ou le silence de la perte de la parole
Roubaud et le voyage d’hier
– Une nouvelle plus longue pour combler les blancs de Perec
– Le premier narrateur intradiégétique : Dennis (avec 2 n ) Borrade
Conclusion
« L’élément moteur de la fiction est le soupçon : ce qui est trop beau pour être vrai permet le texte, c’est la leçon de Perec » Cl. Oriol-Boyer
merci à vous pour ce relais !
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