Article paru, en décembre 2016, dans la Revue Legs et Littérautre n°8
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C’est en 1960, sous le régime dictatorial de Duvalier que Marie Vieux-Chauvet écrit sa trilogie Amour, colère et folie. Le manuscrit envoyé à Simone de Beauvoir sera publié aux Editions Gallimard en 1968. Très rapidement, face à la menace duvaliériste qui pèse sur elle et sa famille, elle se verra contrainte de s’exiler aux Etats-Unis où elle mourra peu de temps après avoir publié son dernier roman Les Rapaces, paru en 1971.
Rédigée cependant en Haïti et non en exil, Amour est un livre de et sur la passion. Une passion pour un homme, mais une passion, métaphore à peine voilée de celle que la narratrice voue à son pays. Un pays pris dans la tourmente depuis bien avant son indépendance et dont l’histoire ensuite n’a cessé d’être tourmentée. Amour raconte l’histoire de Claire dont le prénom justement dit toute l’antinomie qu’elle porte en elle et ses contradictions les plus intimes, Claire est cette femme qui n’appartient à personne et qui ne se laisse pas berner. Son personnage est, avec ses défauts et ses qualités, une allégorie de son pays. Seule fille à la peau noire dans une famille de mulâtres, elle est aussi une femme de tête, déterminée, puissante et fervente intérieurement alors qu’elle demeure passive et quasi soumise pour son entourage. Narratrice de ce récit puissant, dénonçant l’injustice sociale, la misère, les préjugé sociaux associés à la couleur de la peau dont sont victimes en particulier ceux qui ont le tort de naître avec la peau noire et ceux qui sont entre-deux, ni noirs ni blancs. Comme si la couleur de leur peau scellait leur destin. Ce peuple, victime du joug colonialiste encore -héritage auquel les haïtiens eux-mêmes, surtout les métisses dont la peau s’est éclaircie, se cramponnent, vit sous le joug du « nègre féroce », ce Calédu, qui depuis huit ans, a droit de vie et de mort sur ceux qu’il abuse…
« Par quel miracle ce pauvre peuple a-t-il pu pendant si longtemps rester bon, inoffensif, hospitalier et gai malgré sa misère, malgré ses injustices et les préjugés sociaux, malgré les multiples guerres civiles ? Nous nous exerçons à nous entr’égorger depuis l’Indépendance. »
Tortionnaire cruel, monstrueux, il est capable de violer de pauvres filles jusqu’à les estropier, d’assassiner dans des conditions atroces ; Calédu, c’est la bête immonde à abattre.
Mais Claire, malgré sa lucidité et son désespoir, elle qui a été si belle et n ‘a pas su même voir que des trois sœurs (les deux autres sont de peau claire) elle était la plus belle, va aimer en secret le mari de sa sœur Felicia.
C’est avec une liberté de ton, une sensualité audacieuse et un courage extraordinaire que Marie Vieux-Chauvet va nous dévoiler cette passion fulgurante. Une passion qu’aucun ne peut imaginer, logée dans un corps de vieille fille ayant refoulé ses instincts trop longtemps puisque « elle n’a compris que sur le tard que l’acte d’amour se situe sur le même plan que les autres besoins physiologiques de l’être humain ». Tout comme, c’est aussi sur le tard, qu’elle s’est rendu compte de la bêtise qui tend à séparer les classes sociales sur la base de la richesse ou de la couleur de peau.
C’est de ses parents qu’elle va se forger ces croyances sur le rejet du corps et de ses besoins, et la nécessité de rester pure. C’est aussi son père qui lui appris comment l’étranger s’est enrichi à leur dépens, du Syrien à l’Américain, des Allemands et des Anglais aux Français ; son père qui n’hésitait pas à lui donner le fouet pour ses bêtises d’enfant avec ces mots : « C’est une race indisciplinée que la nôtre et notre sang d’anciens esclaves réclame le fouet, comme disait feu mon père. »
C’est de Jean Luze qu’elle est amoureuse, ce beau français dont la narratrice dresse un portrait distingué, honnête, fidèle à sa femme malgré les tentations multiples (notamment la plus jeune des sœurs) et qui veillera sur Claire sans jamais voir (ou vouloir voir) l’amour qu’elle lui porte, la prévenant de ses imprudences à se mêler de politique, à défendre les victimes de Calédu : « votre petite ville est en train de vivre en plein vingtième siècle ce qu’a connu la France du temps de Louis XVI ». Jean Luze compare la situation à celle de 1789 en France mais ce qui le déconcerte et qu’il ne peut s’empêcher d’exprimer c’est ce qu’il appelle « le fatalisme bon enfant » de ce peuple, sa résignation. Argument vite contré par le Docteur Audier son principal interlocuteur qui lui oppose qu’un étranger ne comprendra jamais ce peuple même s’il vivait cent ans en terre d’Haïti, face à « la terreur dont sont victimes les pauvres gens » et que donc rien n’est comparable.
Et c’est bien une Révolution qui se prépare tant dans le corps de Claire que dans la petite ville. La passion exaltée de Claire est une allégorie de celle que vit le peuple, un feu bouillonnant, sanglant, terrifiant. Cette passion est au cœur de l’ouvrage comme dans le cœur et le corps de Claire, une image en réduction de ce mouvement de révolte qui gronde dans la ville, faite de violences, de frustrations et de beaucoup de haine.
« Jean Luze sais-tu de quoi je suis capable ? Sais-tu en quel monstre peut se transformer un être affamé que l’on tente sans assouvir sa faim ? »
Si Claire vit sa propre révolution intérieure, par le biais de cette passion destructrice pour Jean Luze, elle en éprouve tout autant les charmes que les ravages. « Il faut pourtant que l’amour me protège de moi-même. J’ai peur de me retrouver seule avec tant de haine sur les bras. Qu’adviendra-t-il de moi si je la regarde en face, si je lui cède… ? »
Marie Vieux-Chauvet, par la voix de sa narratrice, Claire, est consciente de son audace, la revendique, la fait voler en éclats sombres et lumineux et ce qu’on entend à propos de cette passion ravageuse s’applique tout autant à sa conception de l’humanité, car Claire est capable d’être aussi violente et cruelle que ce qu’elle dénonce. C’est elle qui va pousser sa jeune sœur dans les bras de Jean Luze son beau-frère, profitant de leurs échanges de séduction par procuration, jouissant seule ensuite dans son lit, le soir venu, des fantasmes qu’elle a suscités.
C’est elle aussi qui souhaitera la mort de sa sœur Félicia, l’épouse de Jean Luze, et dira avec beaucoup de cynisme : « Aura-t-elle l’intelligence de mourir sans que j’aie besoin d’intervenir », alors que sa sœur est dans une extrême faiblesse et en danger de mort.
C’est elle qui « volera » l’éducation de son neveu à sa sœur, allant jusqu’à la folie, imaginer qu’elle en est la mère et donc l’épouse de Jean Luze.
Son imagination débridée n’aura plus de limites et elle fera l’amour à Jean Luze en rêve et dans son corps brûlant, chaque nuit, car il faut « vivre, vivre avant qu’il soit trop tard ! ». « Quelle volupté de s’enfoncer dans le rêve pour vivre sa vie pour soi seul. »
C’est elle qui dira (l’auteur aussi sans doute par la voix de Claire), à l’adresse de tous ses censeurs, avec la folie, la colère et la détermination qui la caractérise :
« Poussez de hauts cris si jamais ce manuscrit vous tombe sous les yeux, traitez-moi d’impudique, d’immorale ! Assaisonnez-moi d’épithètes injurieuses si cela peut vous soulager mais vous ne m’intimiderez plus. J’ai perdu mon temps à vous prendre au sérieux et j’ai raté ma vie. »
Elle rue dans les brancards, elle est enragée mais intelligente et très habile, maîtresse d’elle-même jusqu’au bout, elle saura trompée son monde et seul le lecteur lira cette volonté farouche de vivre par procuration, connaîtra son âme la plus secrète, la plus noire, et la plus lumineuse aussi. Elle restera la jeune femme parfaite, la Claire dévouée et soumise, l’ « Immaculée » des processions des fêtes de la Vierge, celle aussi qui dorlote sa poupée de chiffon cachée dans son tiroir, qu’elle ne sort qu’à la tombée de la nuit, à l’abri des regards et qui lui sert de substitut d’enfant, celle qui rêve de voir ses seins gorgés de lait, et dont le corps brûle en permanence, de tant de désirs et de frustrations.
Le seul lucide dans cette populace apeurée, avec elle, semble être Jacques le Fou qui hurle :
« Les portes de l’enfer sont ouvertes pour nous engloutir. Dieu nous a maudits, il a ouvert sur nous les portes de l’enfer ». Jacques l’inconscient qui mourra pour une telle provocation, tué à bout portant par le tyran Calédu et sa police. Jacques que les poètes sortis de leur tanière ont porté tête baissée, en silence, jusqu’au cimetière et qui pour cela seront victimes d’une rafle. Mais « la peur est un vice, elle s’enracine quand on la cultive ».
La Révolution se fait toujours dans et avec la passion. « Que peut-on sans passion ? Les tièdes sont comme des reptiles: ils rampent ou ils se traînent à quatre pattes. Je ne les envie pas », dit-elle.
Sans passion nous demeurons, serviles, lâches et soumis. Et c’est en ayant armé son bras (s’entraînant à tuer le chat) qu’elle désirera se défaire de sa passion mais, le poignard qu’elle tient dans sa main, pour soulager sa souffrance, trouvera sur sa route le seul et unique être qui méritera de mourir et fera d’elle tout à la fois une sainte et l’héroïne de ce magnifique roman.
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Colère est le deuxième court roman de cette trilogie. On y retrouve la même ferveur, et c’est dans une écriture nerveuse, haletante et rythmée que le talent de conteuse de MarieVieux-Chauvet se révèle encore, dans cette histoire conçue comme une longue nouvelle dont la chute a été ménagée après un suspense insoutenable.
Encore une fois, ici Marie Vieux-Chauvet dénonce les abus de la tyrannie sur sa terre Haïti, commis par des hommes avides de pouvoir et de sang, sur un peuple qui vit dans la peur, sous la domination du plus cruel. « Ils ont peur, [dit le grand-père]. Là où règnent la violence et le crime, tous ont peur, même les bourreaux, même les criminels. »
La colère, c’est celle de chacun des membres de cette famille qui va se voir dépossédée de ses terres par les « hommes en noir » et victime encore comme dans le précédent roman de la tyrannie d’un seul baptisé le « gorille » en raison de sa laideur et de sa pilosité. Une famille comme tant d’autres avec ses amours et ses désamours, constituée d’un père infidèle à sa femme et sur qui pèsera le poids de la honte, quand il laissera sa fille aux mains du monstre, puis qui essaiera en toute fin de sauver ses enfants ; un fils brillant, Paul, dont on pressent que la violence atavique, portée par des siècles de domination, peut déborder et risquer de compromettre son bel avenir : « Nous couvons tous en nous la Sainte colère de Dieu » ; une mère, Laura, fragile et lucide qui se réfugie dans l’alcool ; un grand-père réfugié dans ses souvenirs et ses désirs de révolte qui s’occupe du plus jeune des enfants, Claude, handicapé, porteur de rêve d’héroïsme et une jeune fille, Rose, martyre et sainte « Je suis d’une docilité écoeurante », qui se décrit comme une « panthère lascive aux mains d’un chien » et dont le portrait éclairera par moment la noirceur du tableau, par sa présence à la fois faussement soumise et forte dans ce qu’elle endurera. Figure christique par excellence, Rose demeurera tout au long du récit l’instrument de cette colère qui les déborde tous.
Dans la peinture de ces portraits, Marie Vieux-Chauvet est sans concession pour chacun d’eux, elle sait magnifiquement bien exacerber et déceler la moindre faille de leur caractère et c’est sans doute par cet aspect, qu’elle les rend si vivants et qu’elle nous donne à vivre ces moments douloureux de l’Histoire de son pays.
« Lhomme n’est qu’un animal doué d’une conscience étroite qui le cerne : c’est pourquoi il est voué à la souffrance. En lui se manifeste la lutte de la bestialité et de l’esprit. Destin tragique, lutte opiniâtre où rarement l’esprit sort vainqueur, Dieu nous a joués… »
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Folie est le troisième volet de la trilogie et l’on retrouve les mêmes hantises, les mêmes peurs, les mêmes dénonciations. Cette fois, Marie Vieux-Chauvet met en scène quatre jeunes poètes en devenir, considérés comme fous puisque poètes, enfermés huit jours durant dans cette terreur contre la haine qu’ils suscitent, contre la vérité que portent leurs mots. Dans une première partie étouffante, le huit-clos révèle l’état de fragilité et la force de lucidité de ces « fous » dont le seul désir pourtant est de vivre, dans un pays qui, semble-t-il, n’accorde aucun crédit à ces « fainéants » de poètes. Affamés et reclus, rejetés par la société, ils seront en deuxième partie vilipendés par la foule et la police qui ne saura plus comment ils doivent gérer ces hommes-là, dont l’apparence est à la fois normale et si différente, est si incompréhensible. Le texte se referme comme il s’est ouvert sur un lynchage puis une exécution, une violence gratuite et une folie collective qui appartient bien plus à ces individus qu’à ceux qu’ils ont condamnés.
Les hommes en noir du deuxième récit sont-ils les diables que redoutent les poètes ? Ils sont en tout cas à l’image de l’Inquisition et de la tyrannie que dénonce, sous couvert de fiction, Marie Vieux-Chauvet, celle des tontons macoutes et de Papa Doc, Duvalier.
Celle d’une société prise dans ses croyances et son Vaudou, qui fusillent les poètes, violent les filles de la bourgeoisie, violentent les misérables mendiants qui envahissent la ville.
« Une chaleur de cœur-d’été-haïtien incendie le ciel et la terre. La route s’étale solitaire et rouge jusque devant l’église où s’amoncellent des cadavres. Comment peuvent-ils tuer quand le soleil se couche ? Comment peuvent-ils tuer quand le soleil se lève ? Tout est si beau à toutes les heures du jour et de la nuit ! Pour l’instant, la mer étreint le ciel là où le soleil a plongé, paré de safran et de pourpre. Tout un pan de ciel se trouve incendié. Des flammes lèchent les nuages et les embrasent. Le soleil est un centaure à la crinière flamboyante… »
Le poète s’interroge sans cesse sur l’utilité de son action, sa poésie ne suffira pas, il lui faut passer à l’action, il se fabrique avec tout ce qu’il possède et c’est bien peu de choses -quelques bouteilles, du coton pourri et un reste d’alcool et quelques allumettes- des cocktails Molotov de fortune qui le feront passer pour un homme dangereux au lieu du pauvre fou qu’il est peut-être bien réellement devenu à force de douleurs, de faim et de terreur.
La puissance de la voix de Marie Vieux-Chauvet tient sans doute encore dans ce dernier opus à la performance de l’analyse psychologique de l’homme haïtien. Une analyse d’une force et d’une clairvoyance sur l’état de révolte qui gronde dans l’âme de ce peuple, une révolte fondée sur des années et des années de culpabilité et de souffrances entretenues par le Vaudou et les croyances et sur la douloureuse question de la couleur de la peau, qui revient, lancinante tout au long des trois récits, blessure à vif qui, à elle-seule, justifierait la folie collective -qui s’empare de tous quand ils sont confrontés à la différence, résultante d’une peur face à ce qu’on ne connaît ou ne comprend pas et qui définitivement pose la question de « qui suis-je ? » et celle de « pourquoi tant de haine ? ».
« Simon dit qu’il faut oublier cette absurde question de peau et de race. Si c’est juste, pourquoi le commandant m’a-t-il traité de salaud de mulâtre ? La question de la race mise à part puisque je suis noir aux yeux des blancs, pourquoi le commandant a-t-il cru m’insulter en m’appelant mulâtre ? Est-ce que je l’appelle nègre, moi ? Ce titre, puisqu’on s’en sert comme d’un titre, me singularise et je me sens mal à l’aise dans ma peau comme un animal transplanté qui aurait oublié son pays d’origine. Les diables versent-ils dans la discrimination eux aussi ? A qui en veulent-ils au juste ?»
Ce qui frappe au-delà de l’immense talent de conteuse de Marie Vieux-Chauvet, c’est sans aucun doute la liberté de ton et l’audace de sa voix, marqué par son engagement pour la dénonciation des abus en tous genres contre les femmes, les malheureux, les plus faibles. Même si elle n’épargne personne dans sa peinture des mœurs et coutumes de son pays, son analyse fine de l’âme humaine révèle à la fois une étonnante perspicacité, une justesse et une grande intensité dans la peinture de ces portraits.
Dany Laferrière dans la postface de l’ouvrage rappelle que Marie Vieux-Chauvet a été réduite au silence et soumise à l’exil par la fureur que suscita son œuvre chez Duvalier.
Presque cinquante ans plus tard, il est toujours temps de redonner sa place à cette romancière de grand talent. Sa voix est sans aucun doute et plus que jamais importante dans le combat contre toutes les tyrannies d’ici et ailleurs.
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Marie Vieux-Chauvet, née le 16 septembre 1916 à Port-au-Prince et décédée le 19 juin 1973 à New York, est une femme de lettres, dramaturge et romancière haïtienne. Elle est la fille de Constant Vieux, homme politique, sénateur et ambassadeur.
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